Remarqué dès la sortie en 2017 de Tu aimeras ce que tu as tué, son premier roman, Kevin Lambert impose définitivement sa voix avec la parution de Querelle de Roberval (2018), qui lui vaut plusieurs distinctions, tant ici qu’en France. Quatre ans plus tard paraît Que notre joie demeure, un livre publié cet automne par les éditions Héliotrope et dont l’action se situe dans l’univers de l’architecture. Avec ce troisième roman, non seulement l’auteur nous amène là où nous ne l’attendions pas, mais il nous confirme la solidité de son talent, qui le place à de nombreux égards au rang de virtuose.

En choisissant d’investir le domaine de l’urbanisme, Kevin Lambert s’attaque ni plus ni moins à la construction du monde. D’abord d’une manière concrète avec la création d’immeubles qui érigent les villes que nous habitons, mais aussi plus métaphoriquement en interrogeant les rouages qui émanent de ces métropoles où converge le pouvoir. Céline Wachowski, grande architecte montréalaise de renommée mondiale qui a bâti par elle-même son art, sa chance et sa réputation, se retrouve à 70 ans confrontée à une controverse et devient le bouc émissaire d’une cause beaucoup plus grande qu’elle. Les Ateliers C/W, la boîte qu’elle a fondée et propulsée à un haut sommet de notoriété, a été choisie par la multinationale d’informatique Webuy pour travailler à la construction de son siège social à Montréal, un contrat d’importance mais qui, comparé au bâtiment d’envergure qu’elle aurait aimé léguer à sa ville, représente pour Céline un genre de pis-aller. Au premier jour de la mise en œuvre menant à l’édification du complexe, un groupuscule signifie son désaccord en piquetant près du chantier. On rêve de mieux pour sa cité que l’on aimerait voir s’engager davantage dans des voies de solutions pour contrer la crise du logement, encourager le commerce local et réduire la disparité entre les classes. Bientôt l’affaire grossit, Webuy devient le symbole d’un système capitaliste à renverser et Céline Wachowski, la tête qu’on aimerait voir tomber.

Le roman, espace de débat
Lambert, en relevant des thèmes contemporains comme la puissance des riches, l’éthique, la justice et le partage du bien commun, est un écrivain qui se tient au plus près des préoccupations de sa société. « La littérature peut faire quelque chose à ce niveau-là, elle peut traiter de questions avec un angle différent, mais qui est aussi important que celui par exemple du journalisme, du documentaire ou du reportage, avance Lambert. En mettant en récit des sujets actuels, cela permet, comme une sorte de chambre d’échos, d’aborder le présent en donnant de la profondeur à des enjeux sociopolitiques. » Fin observateur de notre époque, l’auteur échafaude ici une œuvre qui se questionne sur l’envers et l’endroit de nos prises de position, soulevant des paris qui nous mènent au cœur même d’une des vocations les plus fondamentales du littéraire : approcher l’autre dans une visée humaniste pour finir par s’y découvrir soi-même.

Sa délicate analyse de la psyché humaine fouille les intentions qui guident nos gestes, nos paroles et nos actions en évitant la tendance au manichéisme. L’écrivain donne la permission à Céline, comme à son bras droit Pierre-Moïse, à sa grande amie Dina ou à d’autres acteurs et actrices en périphérie, d’évoluer, de se rétracter, d’avancer, de changer ; ils nous sont donnés à voir dans toutes leurs nuances et leurs paradoxes. « Quand on creuse un peu, on se rend compte que personne n’est juste une chose, personne n’est dépourvu d’ambiguïtés », exprime Lambert. Une des forces de l’écrivain est lucidement de ne pas camper ses protagonistes dans des blocs figés, autre façon selon lui de maintenir les gens à leur place, cloisonnés dans les ornières de leurs paradigmes. En empêchant la fluidité des possibles, on tue dans l’œuf toute tentative de transformation qu’accueillent les mouvances et les révolutions.

Wachowski, la femme forte qui a monté et consolidé une entreprise avec un rayonnement international, est donc soumise au doute de la même façon que peut l’être le simple quidam. « Céline voudrait dénoncer sans perdre le souffle cette existence dont nous ne savons rien, qui nous paraît à chaque instant incompréhensible, empruntant des sentiers imprévisibles dans des styles denses, une vie que rien n’abrite, formée d’instants infinis et disparates sur lesquels souffle un vent sans origine. » Vivre est un acte de foi.

Répondre de ses actes
Le travail de Kevin Lambert dans Que notre joie demeure, livre de près de 400 pages aux phrases amples qui ne sont pas sans rappeler la majestuosité de la décalogie « Soifs » de Marie-Claire Blais, privilégie les voix intérieures pour faire entendre les vérités, mais aussi les détours que l’on prend pour se justifier, pour apaiser sa conscience. « On est tous et toutes, il me semble, aveugles à nous-mêmes, et c’est même touchant de voir que tout le monde est pétri de contradictions, c’est peut-être une chose que l’on partage, les humains », réfléchit-il. L’auteur n’écrit pas pour mettre en lumière des vérités, mais pour poser des questions, exposer les fils emmêlés de l’écheveau qui nous définit personnellement et collectivement. En décidant de présenter les motivations, les écueils et les espoirs de personnages possédant de très grandes richesses financières, il perce la surface d’une sphère souvent inaccessible. « À mon avis, les milliardaires ne devraient pas exister, je ne parle pas des individus mais des fortunes, personne ne devrait avoir autant d’argent, avoue l’auteur. J’ai une position assez radicale là-dessus, mais j’avais envie justement de mettre en scène une milliardaire qui vient me toucher, dans laquelle je peux me reconnaître. » Céline se retrouve au centre du désaccord, mais ne s’oppose pas nécessairement à celui-ci, elle en comprend les motifs, adhère même à certaines des valeurs que cette polémique soutient.

Par souci d’intégrité pour elle-même, elle est forcée de faire l’examen de ses comportements, de redéfinir son succès, de mesurer sa part de responsabilité, d’observer les stigmates du passé qui n’est jamais bien loin, et c’est exactement ce qui intéresse Lambert : placer l’individu devant les choix qu’il a faits, le mettre en constant état de déséquilibre, pris en étau entre ses fautes, ses regrets, le délitement des amitiés, les amertumes, le sentiment de culpabilité. « Y aurait-il un secret enfoui dans le fond des choses? Cela voudra peut-être un jour, plus tard, devant quelque tribunal de divinités aux têtes d’animaux, signifier quelque chose, et la réponse nous sera enfin donnée. » Ceux et celles qui gravitent autour de Céline, des collègues, des amis, sont en proie aux mêmes dérives et tourments. Ils se construisent une façade pour tenir la route, portent à bout de bras des convictions que plus tard ils verront vaciller dans le maelström des codes et des obligations, ils feront alors face à leurs désillusions, mais resteront profondément harnachés à leur besoin d’accomplissement, d’amour et de reconnaissance. Le roman de Kevin Lambert, combinant l’intime et le politique, convoque dans la splendeur et l’obscurité un monde imparfait courbé d’espérance.

Photo : © Julia Marois

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