Kathleen Winter: Le sexe des étoiles

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Un oiseau au vol assuré, une fleur au parfum d'espoir, des couleurs aux teintes insoupçonnées... C'est ce qui a d'abord frappé l'imaginaire de la petite Kathleen Winter lorsqu'elle est arrivée au Canada avec sa famille en 1968. Elle n'était encore qu'une enfant qui venait de quitter l'Angleterre. Terre-Neuve et le Labrador allaient s'ouvrir à elle, terreaux fertiles pour des histoires comme Annabel, un premier roman fort bien accueilli qui décrypte l'un des tabous les plus persistants de l'histoire de l'humanité.

«C’est au moment où le bébé s’accroche au sein de Jacinta que Thomasina remarque un détail minuscule, comme une fleur; un des testicules n’est pas descendu, mais il y a autre chose. Elle se fige durant un instant interminable qui paralyse les femmes quand l’horreur leur saute au visage. Les hommes ne connaissent pas cette attente, cette parenthèse suspendue qui ouvre une porte sur la vie ou sur la mort. […] En ajustant le lange, elle soulève tranquillement le petit testicule et constate que le bébé possède aussi des lèvres et un vagin.»

L’histoire de la naissance de cet être hermaphrodite ou intersexué est venue à l’auteure comme n’importe quel cancan de village. Qui sait ce qu’un racontar peut provoquer comme effet dans la tête d’une écrivaine aux grands yeux bleu-vert? Derrière son regard serein, typique des artistes qui n’ont plus les mêmes angoisses qu’à 20 ou 30 ans, une mer de questions sur le sujet des genres sexuels taraude son esprit. «J’ai grandi avec deux frères. J’ai grandi avec l’idée que j’étais différente d’eux, que le féminin m’offrirait une vie autre que la leur. Je me suis mise très tôt à réfléchir sur le sujet. Ceux pour qui le genre est double suscitent bien sûr chez moi une sorte de fascination», raconte cette mère de deux filles.

Cinq ans après la parution en anglais seulement de BoYs, un recueil de nouvelles qui démystifie la psyché des hommes, Annabel, qui vient d’être traduit en français par Claudine Vivier, plonge donc cette fois au coeur de l’ambiguïté des genres, dans l’univers d’un être qui porte les deux sexes. Tragédie ou miracle? Tristesse ou ode aux plaisirs décuplés…?

Sortir du rang
Pour Wayne/Annabel, l’enfant de Jacinta et Treadway, qui voit le jour (ou l’enfer) en 1968 dans un village côtier du Labrador, la vie ne commencera certainement pas dans la «normalité»; emmurée dans un secret que partagent les parents et une voisine discrète. Élevé comme un garçon, Wayne qui se sait très vite marginal et sans réelle appartenance à un genre plutôt qu’à l’autre, devra se frayer un chemin dans une société remplie d’ignorance et de mépris, traînant comme une ombre une seconde nature en ébullition, prête à se délier de ses cordes, coûte que coûte.

«J’ai beaucoup lu sur le sujet et je suis allée voir des blogues et des forums où il en était question. Ce qui en ressort, c’est que la plupart des intersexués supposément plus évoluée… Certains mettent fin à leurs jours», précise l’écrivaine qui a reçu un abondant courrier de lecteurs lors de la parution d’Annabel en langue originale anglaise en 2010.

Il fallait donc une bonne dose d’adresse et de sensibilité pour aborder le sujet méconnu de l’intersexuation qui continue d’être considérée comme une pathologie par certains médecins. Afin de tracer un portrait touchant et crédible de son personnage inventé de toutes pièces, Kathleen Winter le suit de sa naissance jusqu’à l’orée de la vingtaine, à travers sa vie scolaire, son rapport à l’autre, ses besoins affectifs, la découverte de son corps, de ses pulsions et de ses ambitions.

En milieu naturel
Autour de ce héros atypique, d’autres hommes et femmes évoluent au contact du phénomène d’ambiguïté sexuelle qui, selon elle, peut toucher entre six et douze individus dans un village de 30 000 habitants… Parmi ces personnages imparfaits, profondément étonnants dans la manière dont ils peuvent changer sur près de 500 pages, la nature compte aussi comme figure marquante.

«Bien sûr que la nature devient un personnage!, confirme-t-elle dans ce français qu’elle aime et qu’elle apprend depuis trois ans. Tout ce qui nous entoure: les arbres, l’herbe, le vent, l’eau… tout ça a aussi une voix, tout ça exprime aussi des choses. L’environnement et l’état de notre planète me touchent.» Montréalaise depuis peu, elle savoure ses promenades sur le mont Royal, gage d’inspiration pour son prochain roman sur l’Arctique.

Aucun lien entre la montagne métropolitaine et le froid continent, si ce n’est que ces espaces naturels lui rappellent d’écrire en restant connectée aux éléments de la nature. Pas étonnant que ses histoires soient aussi sensorielles. Pendant la lecture d’Annabel, le lecteur peut presque sentir dans son cou le vent des côtes maritimes, respirer l’océan, tâter un peu cet univers peuplé de descriptions singulières.

Kathleen Winter affiche un sourire un peu coupable, se retenant de trop en dire sur ce roman à venir. «Je n’écris pas vite. J’y vais par fragments, j’y vais comme je peux. J’ai les tiroirs remplis de romans que je n’ai jamais envoyés à des éditeurs.» C’est d’ailleurs dans la trentaine, après la mort de son premier mari qui était écrivain, qu’elle s’est mise plus assidûment à l’écriture. «Avoir deux artistes dans une même maison n’est pas ce qu’il y a de plus facile», prévient-elle.

«Il y a aussi le lecteur… Il est très important pour moi, ça me freinait peut-être un peu, poursuit-elle. Je trouve que les romans sont un sanctuaire, une place pour se poser les grandes questions. Je prends ça au sérieux, consciencieusement. Quant aux réponses, si je les avais, je ne pense pas que j’écrirais.»

Bibliographie :
Annabel, Boréal, 472 p. | 29,95$

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