On dirait un modèle des peintres de la Renaissance. Même dans la foulée de l’immense succès de Nirliit, son premier roman, je n’avais jamais rencontré Juliana Léveillé-Trudel. Difficile de ne pas succomber à tant de douceur et d’humanisme, le tout auréolé d’une simplicité qui ajoute à son attachante personnalité. Pas étonnant qu’elle ait réussi à capter l’âme des jeunes du Grand Nord québécois, à gagner leur confiance et à traduire avec grand art l’esprit de la jeunesse au Nunavik dans On a tout l’automne, un roman habité comme la toundra. Avec son souffle hypnotique, l’automne pourrait s’éterniser à longueur d’année.

Et j’ai la « mélancolite » facile en automne… Comme quoi ce titre de la rentrée figure incontestablement parmi les plus solides et nécessaires de la manne. Nécessaire parce qu’il traduit un monde trop étranger au reste du Québec, parce que ces « voisins » de l’archipel nordique, ces jeunes particulièrement dépeints avec vérité dans cette seconde histoire de l’écrivaine montréalaise inspirée par ses visites en terre inuit ont tant à nous apprendre à travers le respect et la perpétuation de leurs traditions, leur résilience, la vraie, qui fait que malgré les grandes épreuves conjuguées au climat rude dont on ne soupçonne même pas l’intensité, ils s’accrochent les uns aux autres, gardent l’espoir à vif; nous offrant du coup de subtiles leçons d’équilibre et de survie.

« Le point de départ de l’écriture, c’étaient les enfants de Salluit. Quand j’ai terminé d’écrire Nirliit, je savais qu’il me restait encore des affaires à explorer. C’est comme ça que j’ai eu envie de parler d’eux, de voir ce qu’ils étaient devenus une fois ados », m’explique Juliana Léveillé-Trudel, attablée à la terrasse ensoleillée d’un café du quartier Rosemont devant un matcha glacé. Rosemont, c’était pour être près de chez moi. C’est elle, ça. J’ai l’impression qu’elle pense beaucoup aux autres.

Quatre fois plutôt qu’une
Tellement que ses premiers lecteurs (privilégiés), en lisant le manuscrit d’On a tout l’automne, ont voulu y trouver plus d’elle, du moins en filigrane. C’est à partir de là qu’elle est allée puiser en elle quelques souvenirs, suffisamment pour parfaire ainsi les fondations de sa présente histoire recommencée quatre fois en quatre ans. C’est aussi à ce moment-là qu’elle a convoqué sa tendre maman dans son récit. « Ça fait quinze ans cette année qu’elle est morte du cancer. J’essayais de montrer cette relation-là pour parler d’absence dans mes transitions vers le passé. Même si nos morts ne sont plus là, ils nous habitent encore. C’est un livre qui parle aussi de deuil. Ces enfants en ont vécu beaucoup déjà très jeunes et la narratrice cherche à comprendre comment on réussit à vivre après les épreuves. Je pense que c’est ce qu’elle va chercher en les regardant vivre… », déclare-t-elle avant que je lui admette que de l’entendre ainsi avec autant de ferveur et de sensibilité me donne envie de pleurer… « Oh, c’est pas grave si tu pleures, moi, je pleure tout le temps! »

Sa mère : Michèle Trudel. Passionnée de littérature, dévouée toute sa vie pour la valorisation de la langue française et pour la protection de l’environnement. On n’a qu’à regarder aller l’autrice pour voir qu’elle a toujours porté en elle ce respect inouï, cette fascination pour les peuples autochtones, leur reconnaissance du territoire, la manière qu’ils l’habitent; loyaux, fiers, tricotés serrés.

« J’aime le froid, l’hiver, ce climat-là, et je déteste les canicules, c’est sans doute pour ça que j’adorais passer mes étés dans le Nord quand j’ai commencé à travailler là-bas en instaurant des camps de jour. Et quel sens de la communauté ! Dans chaque village, il y a un congélateur ouvert à tous et n’importe qui peut aller s’y servir. Plusieurs y laissent ce qu’il faut après être allés à la chasse… Autre exemple parlant : si un enfant entre en classe avec des bonbons, il va en donner à tout le monde, même à ceux qu’il n’aime pas… », commente la diplômée de l’UQAM en Animation culturelle.

Langue envoûtante
Quant à l’inuttitut, langue qu’elle a apprise par amour et respect, elle se dresse belle, fière, surprenante, voire drôle par moments dans ce texte, tel un personnage de l’histoire qui n’aurait jamais dit son dernier mot. « Cap Wolstenholme, le point le plus septentrional du Québec. Les Inuit disent Anaulirvik. Je désapprends la géographie, j’appelle les endroits par leur nom. Je m’enfarge dans Kangiqsualujjuaq au lieu d’utiliser George River. J’ai un vrai dictionnaire à présent, mais j’ai quand même gardé mon vieux cahier, avec les mots écrits au son minutieusement récoltés auprès des enfants. Un maigre lexique pour tenter de se comprendre : venez ici, assoyez-vous, avez-vous compris, taisez-vous, placez-vous en cercle […] », écrit-elle dès les premières pages d’On a tout l’automne.

« Je ne comprends pas pourquoi on n’accorde pas plus d’importance à tenter de leur parler dans leur langue. Je suis toujours surprise quand les Québécois, même ceux qui se disent progressistes, gardent ça dans l’angle mort. Il me semble que s’il y a des gens bien placés pour comprendre l’importance d’une langue, c’est bien nous », observe-t-elle en glissant ici et là, en conversation comme dans son roman, quelques mots d’inuttitut que je ne suis même pas près de deviner. « Ouin, ils n’ont pas du tout le même jeu de Scrabble que nous… »

Dans ce récit, ils apparaissent comme des ondées de joyaux sous les aurores boréales, lui donnent un tonus épatant qui s’arrime bien à la structure divisée en courts chapitres. Si elle a longtemps réfléchi à cette mise en forme — l’éternelle affaire qui lui donne du fil à retordre dans ses textes —, elle n’a pas pu évacuer les questions d’appropriation culturelle dont on ne parlait pas encore tellement à la parution de Nirliit en 2015. « Avec les controverses autour des productions SLĀV et Kanata, j’ai été plus attentive à ce que j’écrivais, mais en même temps, c’est très clair que je ne me prétends pas Inuit, que je parle de ma perspective. On vit ensemble, il faut se parler, c’est aussi ça l’idée de société », confie celle qui a pour poète préférée Joséphine Bacon et la musique d’Elisapie Isaac dans les oreilles la plupart du temps. Elle garde aussi ses mitaines en phoque dans le congélateur de son appartement montréalais. Juliana Léveillé-Trudel n’a pas fini d’explorer la terre des Inuit.

Takulaarivuguk. (On va se revoir.)

Photo : © Laurence Grandbois Bernard

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