Ernest Hemingway nous accueille à la porte de son bureau, son portrait comme une sentinelle à la porte de la tanière. Je souris : Louis Hamelin, biologiste de formation, militant écologiste à ses heures, se passionne pour un écrivain féru de grands safaris de chasse africains.

C’est vrai que je suis un conversationniste, un environnementaliste, je crois à l’importance de protéger la faune, mais les histoires de safaris d’Hemingway me fascinent. Comme lecteur, il y a une certaine dissociation qui s’installe…

Il parle avec tendresse du Vieil homme et la mer, de cette histoire de quête et de perte entre un homme et un gigantesque espadon. Les animaux peuplent aussi l’œuvre d’Hamelin, qui explore le territoire québécois comme peu d’auteurs l’ont fait jusqu’ici.

La littérature américaine réussit à faire exister des petits recoins perdus, un bled du fin fond du Nouveau-Mexique, les romans américains ne se passent pas tous à New York. Ici, ça commence à changer, on commence à explorer d’autres territoires que Montréal.

Clova, par exemple, un village à moitié abandonné quelque part entre la Haute-Mauricie et l’Abitibi, décor de son formidable Cowboy, paru en 1992, qui m’a percutée de plein fouet à 17 ans et qui pourrait bien avoir semé en moi cette envie de connaître les premiers habitants de mon pays. Louis Hamelin y a passé l’été de ses 27 ans, engagé par un ami de ses parents qui venait d’acheter la pourvoirie locale, autrement dit, qui venait d’acheter le village. Dans ce temps-là, à Montréal, on était encore innocents par rapport à la situation des Autochtones. En arrivant à Clova, j’ai découvert des relations tendues, du racisme.


Mais Cowboy est surtout une histoire d’amitié entre deux jeunes hommes, un Blanc et un Atikamekw. Les Autochtones ont toujours été présents dans mon paysage, depuis l’enfance. J’avais une grande tante qui enseignait aux Atikamekws, l’été, quand ils s’installaient pour quelques mois au même endroit avant de repartir vers les territoires de chasse d’hiver. Elle avait ramené chez elle un enfant qui avait perdu ses parents.

Puis, son père obtient un poste en Gaspésie, la famille s’installe à Maria, où Louis Hamelin réchauffe les mêmes bancs d’école que les enfants micmacs. Ça a été une bonne initiation à la différence. Il y avait des gangs, des batailles, de la chicane, on ne se mêlait pas toujours bien, mais il y avait aussi une certaine intégration.

C’était l’époque de la Gaspésie pauvre des pêcheurs de morue, des campagnes qui se vident, de la dévitalisation rurale, de l’économie prédatrice : les Blancs débarquent, exploitent les ressources et s’en vont.

 

Il cite un exemple plus heureux : Schefferville, où les Naskapis et les Innus ont en quelque sorte repris la ville abandonnée par les Blancs. Nous bifurquons vers la Côte-Nord, ce pays qui le fascine, découvert enfant à travers les chansons de Gilles Vigneault qui s’échappaient du phonographe de son père. À 20 ans, il s’embarque sur le Nordik Express à Rimouski et file vers Blanc-Sablon, sur les traces de Jack Monoloy, Jos Hébert et Jean du Sud. Il y rencontre les gens du coin, qui chassent le canard et attrapent les phoques au filet, et tombe amoureux des plages au sable blanc, même si l’eau est glaciale.

Il y retournera quelques décennies plus tard, en préparation du recueil Aimititau! Parlons-nous!, qui réunit le fruit de la correspondance entre écrivains québécois autochtones et allochtones. Il y partage un chalet avec un autre amoureux du Nord, l’auteur Jean Désy, et survole le territoire en avion avec Pierre Bastien, qui réalise le documentaire Paroles amériquoises, en 2013. Il fait connaissance avec la poète Rita Mestokosho et le chef de la communauté d’Ekuanitshit, Jean-Charles Piétacho, s’intéresse aux revendications des Innus, notamment dans le dossier de la construction du barrage de la Romaine.

 

J’ai une fascination pour les barricades, comme celles que les Autochtones érigent pour exiger le respect de leurs droits. Il est souvent question de luttes environnementales dans mes livres.

Je suis d’accord avec Louis Hamelin et les Innus : empêcher physiquement l’accès aux terres demeure le moyen de protestation le plus efficace. En 1998, tout juste après la crise du verglas, Hydro-Québec a prétexté une urgence pour imposer la construction d’une ligne à haute tension reliant le poste Hertel, en Montérégie, au poste des Cantons, en Estrie, sans étude d’impact ni consultation publique. Mes parents se sont joints au groupe d’opposition, à qui le premier ministre Bouchard a recommandé de passer par la voie légale. Une longue bataille devant les tribunaux plus tard, les citoyens l’ont emporté sur Hydro-Québec et le gouvernement, obtenant un jugement qui déclarait illégaux les décrets ayant permis la construction de la ligne Hertel-Des Cantons. Le gouvernement du Québec a réagi avec une loi spéciale pour annuler le jugement.

Retour sur la Côte-Nord : Hamelin complète son exploration de l’époustouflant paysage par une balade en train entre Sept-Îles et Schefferville. Nous partageons la même passion pour les trajets ferroviaires mythiques : j’ai fait l’aller-retour Montréal-Senneterre l’été dernier, on y passait justement par Clova, en route vers l’Abitibi. On y passait aussi par Casey, une ancienne base militaire où le célèbre pilote québécois Raymond Boulanger a posé un avion bourré de 4000 kilos de cocaïne en provenance de la Colombie en novembre 1992, avant d’être arrêté par les autorités canadiennes, qui l’avaient repéré en vol. Louis Hamelin reprend cette histoire dans Autour d’Eva, son dernier roman, et crée un personnage inspiré de Boulanger, un pilote d’hélicoptère au service de Lionel Viger, roi nègre abitibien et l’une des figures principales du livre.

Ce n’est pas la seule histoire en provenance des minuscules hameaux accrochés à la voie ferrée reliant Montréal à l’Abitibi qui a inspiré le romancier : la région regorge d’anecdotes hautes en couleur. Le train longe la centrale hydroélectrique du Rapide Blanc, construite au début des années 30 avant d’être immortalisée en chanson par Oscar Thiffault. Dans Betsi Larousse, Louis Hamelin présente un personnage qui s’inspire du chanteur n’ayant jamais pu gagner sa vie en musique, malgré le retentissant succès du Rapide Blanc, vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires.

Si mon périple abitibien s’est arrêté à Senneterre, Hamelin, lui, a poussé plus à l’ouest, jusqu’au lac Vaudray, situé à une trentaine de kilomètres à l’est de Rouyn-Noranda, un endroit qu’il a habité six ans et dont il a fait le décor d’Autour d’Eva et de la Constellation du lynx.

« À gauche, l’étroite plage de galets ronds, inépuisable réserve de munitions pour faire des ricochets. À droite, les buissons de thé du Labrador et les bouleaux efflanqués qui avancent jusqu’au rivage. Les cèdres aux racines refermées comme des serres sur les rochers du bord. Entre les deux, le paysage s’ouvre, plein la vue. Le doux mouvement de clapotante oscillation du quai flottant sous ses pieds. Et, découpé en ombre chinoise sur le bleu foncé, le même huart que depuis toujours, avec dans la gorge le même ioulement en forme de cliché sauvage. » (Autour d’Eva, p. 16)

C’est ce fameux lac, à qui le romancier a redonné son nom algonquin, Kaganoma, qui se trouve au cœur de l’intrigue d’Autour d’Eva, alors que le promoteur Lionel Viger veut construire sur ses rives hôtels et résidences de luxe destinés à de riches touristes américains. Louis Hamelin souhaitait raconter une lutte environnementale et s’est inspiré d’un projet de l’homme d’affaires Sylvain Vaugeois, aujourd’hui décédé, qui rêvait de construire un luxueux complexe hôtelier sur les rives du lac Mékinac, en Mauricie.

 

C’était un gars de la place qui avait réussi, et qui voulait sincèrement aider son coin de pays. En transposant l’histoire en Abitibi, j’ai pensé aux pionniers de la région, qui sont arrivés il y a soixante-dix ans et qui se sont construit des cabanes avec rien, en comparaison avec cette idée de construire une agglomération de luxe.

En s’impliquant pour protéger le Kaganoma, Eva tombe sous le charme de Daniel Dubois, acteur-réalisateur engagé, qui l’invite en Finlande, où il doit présenter son plus récent documentaire. Un séjour qui ressemble à celui de l’auteur, qui a eu l’occasion d’accompagner sa blonde dans un colloque à Helsinki, et qui décrit son voyage comme une véritable idylle écologique. Comme ses personnages, Louis Hamelin s’est baladé dans la région des lacs et en Carélie, mais a manqué de temps pour se rendre jusqu’en Laponie.

J’y suis allée, moi, dis-je avec un sourire d’excuse. En avril dernier, après avoir accompagné mon éditeur en prospection à Helsinki, je me suis tapé vingt heures de bus jusqu’à Inari, la capitale des Samis, le seul peuple autochtone d’Europe. Nous rivalisons de compliments sur le pays, dont le territoire ressemble énormément au nôtre, mais qui est habité d’une façon très différente, beaucoup plus respectueuse.

Nous avons loué deux chalets, très rustiques. Tout en bois, on sent comme une espèce de vénération pour ce matériau. Les chalets sont toujours construits en retrait du lac, contrairement à chez nous. Quand tu te promènes en chaloupe, tu ne vois aucune habitation.

Je renchéris en parlant du rapport harmonieux à l’hiver, moi qui n’en peux plus de l’éternel chialage des frileux Québécois, j’ai été épatée de voir comment les Finlandais embrassent leur hiver à pleine bouche, sans jamais se coller la langue sur le poteau, avec leurs marchés publics dehors hiver comme été et leurs voies cyclables qui se transforment en piste de ski de fond, pas de quoi s’étonner que les gamins de 8 ans maîtrisent déjà une technique qui ne ferait pas honte à Alex Harvey.

C’est sûr qu’ils sont mieux adaptés, ils habitent leur territoire depuis beaucoup plus longtemps que nous. Nous, on est encore des transplantés.

Faut bien se justifier un peu, ils sont fatigants, les Scandinaves, avec leur foutue perfection. Nous leur cherchons des défauts, finissons par trouver qu’ils sont comme leurs paysages, un peu « sauvages ».

C’est de la sociobiologie. Il paraît que plus tu te trouves haut en latitude, plus tu as besoin d’un grand espace personnel. Les Latinos, les Italiens, ils te prennent par le cou, même s’ils ne te connaissent pas. Les Écossais te parlent à une distance d’un mètre.

Je lui parle de Finnish Nightmares : A Different Kind of Social Guide to Finland, un recueil qui présente avec humour les situations qui mettent les Finlandais mal à l’aise, comme avoir à partager un abribus avec un inconnu ou toucher accidentellement la main de la caissière en reprenant sa monnaie. Mais se balader à poil au sauna avec des étrangers ou des collègues de travail, y a rien là. Chacun ses contradictions.

Retour au Québec, on atterrit dans les Cantons-de-l’Est, sa région d’adoption, et aussi celle où j’ai grandi.

Il n’y a pas l’horizon sans fin de la Côte-Nord ou de la Gaspésie, pas la sauvagerie de l’Abitibi, mais plein de petits endroits miraculeux.

Il évoque la forêt ancienne du bois Beckett, au cœur même de la ville de Sherbrooke. Le mont Orford. Saint-Venant-de-Paquette, où Richard Séguin a installé son sentier poétique sur fond de vaches qui broutent paisiblement au pâturage.

Elles ont l’air heureuses, les vaches. On dirait un petit bout de la Suisse.

J’ai pensé à Kingsbury, où j’ai grandi, à la tiédeur de l’air, les soirs d’été, à l’herbe qui pique les jambes nues, au chant des criquets, à l’escalade des énormes balles de foins semées sur les collines qui butent contre la forêt. Nous avons parcouru des milliers de kilomètres en quelques heures avant de revenir à la douceur de mon enfance.

Juliana Léveillé-Trudel
Native de Montréal, mais ayant grandi en Estrie, Juliana Léveillé-Trudel est arrivée dans le milieu littéraire à l’automne 2015 avec Nirliit, un roman du froid, construit de phrases qui fouettent autant que le vent du Nord. Celle qui a été éducatrice au Nunavik — mais qui a délaissé ce travail pour être écrivaine à temps plein — devait avoir connu la réalité du Nord pour rapporter ensuite, avec autant de doigté et de nuances, cette force animale qui vit dans chaque être humain et qui semble se libérer, plus on avance dans le continent. Mais l’aventure de Nirliit ne s’arrête pas là : les droits cinématographiques ont été achetés et le Théâtre de brousse (qu’a fondé l’auteure) l’a adapté en spectacle littéraire, avec musicien et chanteuses de gorge inuites. Et vous voulez une primeur? Son second roman portera le nom d’Ukiaq, qui signifie « automne » en inuktitut, et sera publié à La Peuplade. On ne sait pas quand, mais on sait qu’on l’attend! [JAP]

Photos : © Mélanie Laurendeau
Photo de Juliana Léveillé-Trudel : © Alain Léveillé

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