Dans un récit où la narratrice tente l’ultime expérience de l’honnêteté, Jennifer Bélanger essaie par l’écriture de définir et de comprendre cette mère qu’elle a dû un jour quitter pour une question de survie, même si elle sait qu’elle ne pourra sans doute jamais qu’approcher les contours de sa silhouette et de ses ombres. Entre les souvenirs qui n’accusent aucun tabou, la perte du réel qui rend toute chose diffuse et l’entêtement à ne rien fuir, il y a l’amour et le courage d’endosser ses béances.

Pour votre premier roman, pourquoi avez-vous voulu aborder la figure de la mère?
Le sujet de mon livre s’est révélé à moi comme une évidence. Lors de ma première rencontre avec mon éditrice, je me souviens avoir avoué me tenir sur un point de bascule. Depuis plus de dix ans, je cherche comment dire, comment parler de cette mère et de cette rupture qui arrachent à mon langage sa faculté à se saisir du passé, c’est-à-dire à comprendre et à dénouer ce qui a pu arriver. Il a donc fallu attendre que quelque chose se produise pour m’extirper de mon silence, de ma honte. Quelque chose qui, soudainement, sans que je ne l’aie anticipé, a fait sauter tous les verrous. Un événement, comme l’écrit Anne Dufourmantelle, qui « fait effraction » et crée « une discontinuité de surface entre tous les moments de la vie » pour mieux les rebrasser, les mêler. Cet événement, c’était un incendie de nuit et de canicule dans un des appartements voisins au mien. Une femme, en voyant les flammes dévorer tout ce qu’elle possède et prendre la vie de son amie, a crié, et son cri, dans toute sa puissance, a libéré tous ceux qui étaient contenus en moi, des cris qui proviennent de l’enfance et de l’adolescence. Je n’avais jamais entendu un tel hurlement, qui déchire le tissu du réel et de tout espoir. Parce que je ne crois pas qu’il y ait de fiction dégagée et désengagée de la vie, l’urgence d’écrire a répondu à cette fracture, immanente à elle. Ce cri a été le déclencheur d’une écriture n’ayant de certitude, de moteur, que la mort. Avec la pensée de la mort est venue l’image d’une mère qui déjoue les pronostics, accorde sa confiance au hasard pour mieux se détacher de la réalité, traverse les jours en portant le deuil des fuites impossibles. Je tenais à travailler un personnage maternel complexe, habité de parts d’ombre et de lumière, qui ne parvient qu’à défendre une présence au monde marquée par la violence et la douleur, parce que plusieurs facteurs sociaux, historiques et politiques contribuent à l’enfermer un peu plus en lui-même, en son corps. La pauvreté, le manque d’éducation, la violence conjugale, la maladie mentale et physique, la difficulté de traduire le monde parce que les choses lui glissent en bouche, que les phrases sont trouées à l’image de son schéma dentaire, sont autant d’enjeux qui façonnent la mère. Je voulais faire lire la matérialité de ces enjeux, les manières dont ils sont incarnés, vécus au plus profond de la chair, et sont encryptés dans les douleurs, changeant non seulement la densité intérieure du corps, mais son apparition (sa confrontation) face à autrui.

Les mères ne sauraient se réduire qu’à une seule figure : elles sont plurielles, débordent des catégories qui les contraignent. Elles ont une vie bien à elles, en dehors de ce qui les fait mère. Une vie que les enfants peuvent ignorer et/ou éprouver. Parfois, celle-ci n’est pas compatible avec tous les rôles qu’elles doivent assurer. C’est aussi ce que raconte Menthol : la difficulté d’être mère, même cette mère suffisamment bonne. Ces réalités ne sont pas inédites en littérature : la mère quitte le foyer, tente de se réinventer en dehors de l’institution familiale. Mais là où Menthol tord la trame narrative usuelle, c’est précisément dans ce départ qui n’advient jamais. Ce n’est pas la mère qui part, c’est la fille. Sans se retourner, elle laisse tout derrière, en se demandant si un jour elle arrivera à courir plus vite que l’ombre de sa mère.

Christine Angot, dans une entrevue, affirme qu’il est impossible d’écrire sur sa mère : on échoue à se positionner au-dessus pour en capter tous les contours, pour en tirer une vue d’ensemble et tout voir d’elle, comme on échoue à en faire le sujet de notre écriture parce qu’elle excède tout. L’amour y est trop fort; il rend aveugle. Cette mère dans Menthol me hante, puisqu’elle ne cesse de m’échapper chaque fois que je tente de la réactualiser par les mots. La narratrice débute de son propre corps, de la mémoire qui s’y loge, pour refaire un chemin vers celle qu’elle a abandonnée : un chemin parsemé de cailloux, de secrets, de mauvaises herbes, de fleurs piétinées et de fleurs ayant comme résistance la capacité de se régénérer en des endroits inespérés.

Dans Menthol, la douleur est une chose et son contraire : à la fois tangible et diffuse, enfermant la narratrice en elle-même et la poussant hors d’elle-même, pouvant être cartographiée comme ne connaissant aucune frontière.

Parfois, la narration se fait à la première personne et d’autres fois, à la troisième. Est-ce une manière de marquer le détachement qui s’opère chez le personnage, comme pour se tenir à distance de la douleur?
Oui, ce jeu de narration contribue à marquer un écart, mais sa logique ne repose pas sur une parfaite constance. Malgré la rupture qui est évidente dans le récit, j’étais moins intéressée à écrire ce qui se brise qu’à porter une attention à ce qui perdure : à ce qui persiste de l’autre en soi, même dans (ou à cause de) son absence. Le côtoiement dans le récit du « elle » (la petite fille à la robe verte, l’adolescente) et du « je » (l’adulte) suscite une réflexion sur la transmission de la douleur, qui est multidirectionnelle : de la mère à la fille, de la fille à la mère, et du « elle » au « je », à travers les âges.

La voix du « je » jamais ne l’emporte sur celle du « elle »; elles s’écoutent, s’accueillent, se répondent, se complètent. L’une remplit les blancs de l’autre; l’autre redonne une souveraineté et légitimité à l’une. Des fois, un événement douloureux est raconté au « je » pour permettre au corps présent de le traverser de nouveau, de le réécrire depuis un autre imaginaire; d’autres fois, il est porté par le « elle »pour faire entendre une durée : un éternel présent. Ainsi, ce tiraillement entre deux instances m’autorisait à faire cohabiter plusieurs temporalités et, alors, d’insister sur le désordre qui peut régner en soi. La narratrice n’en a pas fini avec son passé, qui émerge de nouveau au présent en s’exprimant en symptômes.

Dans Menthol, la douleur est une chose et son contraire : à la fois tangible et diffuse, enfermant la narratrice en elle-même et la poussant hors d’elle-même, pouvant être cartographiée comme ne connaissant aucune frontière. J’ignore si ce choix narratif souhaite mettre à distance la douleur ou, plutôt, participe à la rendre plus présente parce qu’il la dédouble, la multiplie. Parce qu’il réitère qu’elle n’obéit à aucune chronologie linéaire.

Votre personnage a la sensation de s’effacer, d’exister de moins en moins dans le réel. Écrire lui permet-elle de résister à la disparition?
La narratrice ne sait pas trop ce que peut l’écriture, si elle freine ou accélère sa disparition. Ou si c’est les deux, simultanément. Je crois, en fait, qu’elle refuse de lui donner une fonction quelconque : à ses yeux, l’écriture n’accomplit rien, elle n’est pas en charge de quelque chose. C’est plutôt une réponse au feu, à la mort, à la vie, à l’amour, qui peuvent menacer l’intégrité d’une personne, en jouant de ses limites. Alors elle serait tentée d’affirmer qu’écrire la met en situation de disparition : les traces qu’elle laisse se révèlent dans toute leur fragilité et tremblement; le langage qu’elle mobilise est souvent criblé de vides; les corps qu’elle déplie sont bruyants, puants, mais évanescents.

Pour une question de survie, le personnage doit quitter la maison familiale. Quand le foyer originel n’est pas celui du réconfort attendu, quelles ressources reste-t-il?
Il y a ce dialogue dans la série Sharp Objects (2018) qui résonne en lisant la question : « Does it get better with your family? Maybe when I’m older, like you? / No. Not really. / So what do you do? / You survive ». La survivance, pour la narratrice, n’est pas terminée; elle est de l’ordre d’un processus. Quitter la maison n’était que le premier geste pour comprendre, d’abord, qu’elle pouvait s’imaginer ailleurs, se projeter dans un futur. À l’intérieur de cet appartement, aux murs sans fenêtres et si étroits qu’ils donnaient l’impression d’épouser la peau, elle ne connaît d’autres normes que celles de la souffrance. La mère, tous les jours, prédit sa mort et exige de sa fille qu’elle soit tout près, si jamais, pour la raviver, la soigner. Parce que ce que la mère veut, ce n’est pas de mourir (elle ne mourra jamais assez vite, selon elle); c’est de pouvoir aussi penser les conditions de sa survivance et, pour cela, conjurer l’anachronisme qui pèse sur elle.

Une certaine forme de réconfort est étrangère à la narratrice jusqu’au moment où elle devient témoin d’autres environnements familiaux dans lesquels circulent suffisamment de nourriture et d’amour. Et peut-être que l’amour est l’unique ressource. L’amour qui permet de se détourner de soi-même pour mieux se retrouver ailleurs, dans le prolongement de bras qui enserrent sans jamais étouffer. Un amour, comme celui qu’il y a entre V. et la narratrice, qui renégocie constamment la proximité et la distance, et fabrique des espaces de devenir.

Selon vous, peut-on espérer sublimer les « dommages collatéraux » pour en faire des élans qui nous conduisent vers une libre reconstruction de nous-même?
La question précédente abordait la survivance, et dans les élans propres à l’écriture, il me semble y avoir également une résistance à l’effacement, une idée de continuité, de ce qui avance en transportant des vestiges d’un autre temps. J’ai un peu de mal avec le mot « sublimer », peut-être parce que je lui attribue le sens d’une élévation tendant à masquer les impuretés, comme si en sublimant quelque chose, on perdait ce qui, en lui, répond du vivant, de l’imparfait. L’écriture dans Menthol ne sublime pas; elle compose avec l’écroulement, la fragmentation; avec ce qui n’a ni début ni fin. Elle fonctionne aussi beaucoup par glissements, par associations, bien qu’elle ne transpose pas. Une image en détient une autre, une douleur en referme une autre, ce qui donne l’impression d’un enfermement sémantique, mais c’est davantage de l’ordre d’un déplacement. Or, même s’il y a mouvement, je ne sais pas si on parvient à être libre de se reconstruire une fois que les « dommages collatéraux » ont creusé de profondes failles en nous. J’ai fait le pari, avec ce récit, de convoquer diverses manifestations corporelles (évanouissements, sueurs, panique, etc.), et de les honorer dans ce qu’elles ont d’inquiétant, de vulnérable. De par son obstination à ne rien réparer, Menthol invite je crois à demeurer au centre de nos ruines, dans cet espace inconfortable où se disputent destruction et création, et à ressentir en soi ce qu’elles ouvrent comme possibilités, ce qui peut en naître.

Photo : © Sandra Lachance

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