Jean-Philippe Martel : Écrivain de la filiation

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Un enseignant de littérature française qui, le soir venu, se rend sans trop de conviction aux Narcomanes Anonymes. Voilà les contours de la vie de Vincent Sylvestre, de même que les prémices de Comme des sentinelles, histoire qui se situe à la fois dans le présent le plus matériel, dans le passé où la figure du père est omniprésente et dans les littératures où l’écrivain a un grand pouvoir de transmission. Si le thème de la dépendance est grave, il sous-tend un inexorable goût pour la vie. Intéressé par le thème de la filiation, Jean-Philippe Martel révèle à travers son roman les influences qui arriment profondément ses racines.

Après la lecture de Comme des sentinelles, j’ai eu envie de prolonger la conversation avec vous, dans l’espoir d’entendre encore ce personnage de Vincent Sylvestre que l’on pourrait qualifier de paumé érudit, d’intoxiqué émouvant ou encore de joyeux naufragé, à moins que ce ne soit un peu tout cela à la fois. Vincent Sylvestre, le narrateur-protagoniste de votre roman, est-il votre alter ego?
Comme des sentinelles est à mes yeux un roman sur l’écriture du moi (ou l’écriture au Je ou les récits de soi). Les passages dans lesquels Vincent Sylvestre enseigne la littérature me servent à en brosser rapidement l’histoire; ceux où il parle de lui et ceux où les membres des N.A. racontent leur histoire montrent qu’il n’y a pas que les écrivains qui passent par cette pratique : aujourd’hui, parler de soi, se raconter, c’est la norme, on entend presque juste ça. « Moi, je ». On se raconte des histoires et, après, on y croit, on y tient. Comme là : je suis en train de répondre à vos questions, et c’est déjà y croire un peu, une manière de m’accorder de l’importance.

C’est dans cette perspective que Vincent Sylvestre peut passer pour mon alter ego. Comme moi, il vient de Sherbrooke, enseigne la littérature française à l’université, a perdu son père à l’adolescence, etc. Mais c’est surtout un personnage de roman, qui me permet de parler des histoires qu’on se raconte, sans raconter directement la mienne (qui n’est pas très romanesque, au risque de vous décevoir).

Votre personnage est dépendant aux drogues et à l’alcool. Il consomme aussi de la littérature. Selon vous, la littérature serait-elle une drogue douce en ce sens qu’elle a aussi le pouvoir de nous reposer de la réalité? Ou au contraire, fait-elle office de révélateur puissant qui nomme le réel sans fard et ravive notre conscience?
Comme tous les autres arts, la littérature peut nous reposer de la réalité si elle nous conforte dans la vision que nous en avons, ou nous stimuler si elle tâche de s’en dégager (elle peut aussi nous reposer des productions culturelles censées nous reposer, mais qui  ne font que nous énerver).

À mon avis, ce n’est cependant pas une drogue très puissante, précisément parce que la plus réussie des littératures jette toujours une sorte de fard ou de voile sur la réalité, qu’elle nous invite en même temps à lever – comme un masque qui ne servirait qu’à nous donner envie de savoir ce que ce qu’il couvre. Cela dit, si vraiment vous cherchez des sensations fortes, je vous recommande plutôt la drogue.

Vous écrivez : « […] la pratique et la recherche littéraires demeurent de bien vagues et hypothétiques occupations ». Selon vous, la littérature a-t-elle un rôle, un but, une fonction, un pouvoir?
Elle en a plusieurs, dont celui de ne pas en avoir de précis. Cette indétermination lui permet entre autres de se présenter comme un discours de vérité n’ayant pas à être validé, comme en surplomb des autres discours. Même imparfaite, même ratée, elle rend compte du monde dans lequel nous vivons, de ce qui s’y dit et entend, des mots qui y circulent, etc. – de ce que nous sommes ou avons été.

Pour Sylvestre, l’absence d’Evelyn est une blessure qui s’ouvre tout le temps. Est-ce qu’il y a encore lieu de croire à son retour? Sinon, le deuil d’un amour perdu peut-il véritablement se faire?
Je ne crois pas qu’Evelyn va revenir, non. Comme elle le dit, « la corde s’est cassée ». Et je ne vois pas que Vincent ait les moyens de la réparer. Il faudrait pour ça qu’il découvre Evelyne en tant qu’humaine à part entière, et pas seulement comme « blonde de Vincent Sylvestre ». Quant à savoir si on peut faire le deuil d’un amour perdu (ou d’une enfance idéale), je ne sais pas. J’espère. Il faudrait le demander à Louise Deschâtelets.

En parlant de l’écrivain Maurice Sachs, vous dites : « En représentation constante, mettant toujours sa vie en jeu, il exhibait avec complaisance ce qu’il y avait de plus vil en lui, et l’exploitait esthétiquement ». L’écrivain en général est-il un spécimen vaniteux?
Vaniteux, pas nécessairement, mais ce n’est certainement pas quelqu’un de très humble, sinon il ne chercherait pas à rendre public ses travaux, ses pensées. La différence avec Sachs, c’est que lui a peut-être fait de sa vie son œuvre la plus réussie – dans un genre absolument ignoble et sur une tonalité particulièrement pathétique, mais de manière non moins artistique. Avec lui, la vie et l’œuvre, c’est la même chose, ou l’œuvre, c’est la vie, et les livres sont comme une annexe à la vie, servant à en signaler l’intérêt dans les encyclopédies.

Louis-Ferdinand Céline écrit dans Mort à crédit (un livre que, je le sais, vous aimez bien) : « Enfin! que je puisse m’abstraire!… tu comprends?… La vie extérieure me ligote… Elle me grignote! ». En tant qu’écrivain, qui a un moment donné besoin d’introspection pour travailler, arrivez-vous à concilier les deux axes, intérieur et extérieur, ou est-ce plutôt la bagarre?
Ce qu’il y a de pénible – mais je pense que c’est la même chose pour tout le monde, pas seulement les écrivains –, c’est la conciliation entre l’idéal et le prosaïque : je rêve de liberté, d’amour et d’écrire des romans dignes d’intérêt, mais je suis constamment ramené à la réalité, parce que je dois laver la salle de bains, gagner ma vie, vivre avec le regard de ceux qui la gagnent mal, endurer la voix de Guy A Lepage, les discours de Raymond Bachand, digérer, chercher mes mots et trouver des raisons de continuer. Au fond, la littérature, c’est peut-être surtout la mise en œuvre de ce qui nous gâche l’idéal (pour paraphraser Céline, justement).

En parlant à une collègue de mon désir éventuel de faire une entrevue avec vous, elle me répond : « Si jamais tu choisis Jean-Philippe Martel, il faudra absolument que tu lui parles des Suspects de service, un projet vraiment super qu’il fait (faisait?) à Sherbrooke. Des genres de soirée rock-littéraire, où le poète Lucien Francoeur s’est même déjà joint à eux! ». Dites-m’en un peu plus.
Entre 2007 et 2011, j’ai fait partie d’un « trio littéraire » avec deux amis, Dominic Tardif et Mathieu K.  Blais (je ne sais pas qui faisait la frite, qui faisait le burger et la liqueur, mais c’était ça) : les Suspects de service.

Maintenant, à Sherbrooke, il y a toutes sortes d’événements littéraires, mais, à l’époque, c’était assez mort, à moins d’entretenir une passion pour les séances de lectures poétiques, dans leurs cadres académiques et cérémonieux habituels. L’idée, c’était donc de sortir la littérature des musées et des églises, pour la traîner dans les bars, et par conséquent lui donner un public qui ne serait pas seulement composé que de poètes et de wanna-be poètes.

Avec les Suspects de service, on proposait comme ça des soirées dans un esprit très rock, avec des présentations punchées – esprit qui se retrouve en partie, à présent, sur mon blogue Littéraires après tout. Et on invitait de jeunes auteur-e-s, n’ayant jamais publié, à partager la scène avec des auteur-e-s confirmé-e-s et parfois même avec des gens issus d’autres scènes, mais qui écrivaient, comme Lucien Francoeur, Yann Perreau ou Martin Dubreuil (le Johnny Maldoror des Breastfeeders). Parmi les écrivains confirmés, Patrick Nicol se mérite certainement le titre de « suspect honoraire », mais on a aussi invité Marie Hélène Poitras, Christian Mistral, Jade Bérubé, Charles Bolduc, Patrick Brisebois… Enfin, on a également commis un numéro de revue (Jet d’encre, no 18, printemps-été 2011). Mais, surtout, c’était vraiment le fun.

Mi-mars, le gala de l’Académie de la vie littéraire au tournant du XXIe siècle saluait votre contribution au blogue Littéraires après tout. Que vous font ces honneurs, ou si je reformule ma question, quelle importance revêt la reconnaissance de vos pairs chez vous?
Tous les honneurs sont flatteurs, mais la reconnaissance par les pairs l’est particulièrement. Bien sûr, dans le cas de L’Académie, c’est un peu une farce, une parodie, et surtout on ne salue que ma contribution la plus satirique, mais ça reste comme la preuve que ce que je fais existe aux yeux de ceux et celles qui sont le mieux placé-e-s pour en juger.

Avec quel écrivain, mort ou vivant, aimeriez-vous prendre un verre ? Pourriez-vous nous citer quelques influences littéraires?
Je prends parfois des verres avec Patrick Nicol, qui vient lui aussi de Sherbrooke. Patrick est clairement l’écrivain québécois dont j’estime le plus le travail. C’est même un modèle, si on veut. Et, dans la vie, un ami.

Sinon, et comme vous l’avez déjà mentionné, j’ai beaucoup lu et même étudié les livres de L.-F. Céline. De sorte que, souvent, je dois faire attention à ne pas (trop) m’en inspirer, à ne pas les pasticher. Par contre, je ne suis pas sûr que je voudrais prendre un verre avec lui (qui d’ailleurs ne buvait pas, ou disait ne pas boire).

De ce point de vue là, je préférerais de loin boire un coup avec des écrivains comme Roger Nimier et Antoine Blondin. Même si je n’ai pas les mêmes opinions politiques qu’eux, j’ai l’impression que ces hommes s’intéressaient aux mêmes choses que moi, que je passerais une soirée agréable avec eux. Je ne sais pas si leur œuvre respective m’a vraiment influencé, mais je me suis construit une sorte d’image d’eux qui m’est fraternelle, et dans laquelle je me reconnais un peu. La littérature, c’est bien. Mais juste la littérature, c’est un peu con.

Pourquoi choisissez-vous d’écrire?
La question à 500$…

J’écris d’abord parce que j’ai le goût de faire quelque chose, et ensuite parce qu’écrire est sans doute le moyen le plus simple et le plus direct de traduire cette chose dans le monde. Contrairement au cinéma, par exemple, on peut écrire seul (ou presque), simplement avec un crayon et du papier. Et le langage que j’emploie en écrivant est le même que celui de cette voix qui parle en moi – c’est donc aussi le plus proche de nous, je pense, malgré ses limites et ses lacunes, celui qui colle au plus près de ce qui fait que nous sommes tels que nous sommes. Quoi qu’on dise de son obsolescence annoncée, de son anachronisme, la littérature reste selon moi l’art qui ressemble le plus à ce que nous vivons, dans l’intimité de notre discours intérieur, et par conséquent celui qui a les meilleures chances de nous toucher, de nous rassembler.

Selon vous l’homme ou la femme de lettres se doit-il d’être engagé?
Non. La littérature ne doit rien et ceux et celles qui la font n’ont qu’à la faire. D’ailleurs, une littérature qualifiée, c’est toujours une littérature compromise, dans un sens ou dans l’autre. Après, bien sûr, il y a celui ou celle qui écrit, et je pense que les gens devraient tous être au moins un peu engagés – voire : que ceux qui ne le sont pas sont des collaborateurs en puissance –, mais, ça, c’est une autre affaire, qui a peu à voir avec la littérature.

On retrouve dans Comme des sentinelles les thèmes de la dépendance, du père disparu, de l’amour déçu. Les thèmes de vos livres naissent-ils de vos obsessions?
On peut sûrement dire ça, oui. Au fond, on écrit toujours sur ce qui nous préoccupe. Moi, en tout cas, je me rends compte que mes meilleures histoires commencent par « Quand j’étais petit »… Après, on dirait qu’il n’y a plus que la nostalgie de ce que j’ai imaginé, un écart que ni la lecture ni l’écriture ne comble, mais dont, au contraire, l’un et l’autre affutent la conscience.

Est-ce qu’un autre livre signé de votre plume paraîtra prochainement? Si oui, pourriez-vous nous faire la primeur d’un extrait?
Oui, je travaille présentement à un autre roman. Ce sera un livre assez ambitieux sur un personnage ordinaire, qui un jour prend conscience de son conformisme et tente désespérément de se secouer. Si je le réussis, ce sera aussi un livre sur ce qui donne forme à notre idée du bonheur, et nous empêche dans le même mouvement de l’atteindre. En voici un extrait :

« Dans le petit appartement que j’habitais et où Vincent Sylvestre faisait comme chez lui, tout le monde était un peu saoul et s’employait à la démonstration de son plaisir. À la télé, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Sydney jouait en sourdine, mais personne n’y prêtait attention. On se pressait plutôt sur le balcon pour se rafraîchir, ou à la cuisine, où des gars roulaient des joints qu’ils fumaient ensuite sous la hotte, au-dessus de la cuisinière. C’était l’époque de Kid A / Amnesiac et cette musique un peu prétentieuse nous semblait assez bien correspondre à l’image que nous avions de nous-mêmes, et que nous avions peut-être des raisons d’entretenir. Je me souviens aussi que les filles touchaient rarement au lecteur CD, qui était quelque chose comme la chasse-gardée d’un ou deux gars plus cool que les autres, des gars qui « s’y connaissaient ». Ceux-là passaient des heures à se relancer à propos de groupes dont on n’entendrait plus parler dans trois mois. Je suppose que c’était leur manière de se venger de personnages comme Vincent, dont l’absence se faisait de plus en plus envahissante. En tout cas, il y avait parmi nous Joël et Frédéric et Martin et Simon-le-gai et des filles, pour la plupart militantes féministes. Plus la soirée avançait, moins je suivais les conversations, mais plus les critiques des filles me semblaient vives. J’ignore ce qui, de la chaleur, de l’alcool, de leur beauté, de leur intelligence ou de leur férocité me les rendait le plus désirables, mais, si je me sentais de plus en plus coupable parce que j’étais né avec un pénis, avec ce sentiment me venait l’envie de me faire expliquer, encore et encore, pourquoi et comment ma triste nature (qui était en fait une culture) était immonde… pourvu que l’une de ces révoltées se masturbe avec moi. Quant à François Olivier, il promenait sur tout ce monde une espèce de sourire de mauvais tragédien et, s’adressant à chacun, chacune avec la même fausse bonne humeur, déclamait des vers que personne n’écoutait :

Souvenirs, lents serviteurs,

Introduisez dans la salle de la mémoire

La foule innombrable des femmes aimées.

Versez le rire de regard en regard,

Que toute ombre s’habille des noces d’autrefois,

De cœur en cœur versez la gaîté;

Surtout que cette nuit ne dorme pour personne :

Moi qui songe

À fixer une balle comme point sur ma fin,

Dans cette ombre je donne un récital de mort

Pour m’accorder d’avance au la de mon destin.

Plus tard, bien plus tard, François finirait par s’effondrer sur le fauteuil que Vincent et Éloïse avaient langoureusement occupé plus tôt, avant de déplacer leurs ébats dans une petite chambre au fond du corridor – cette chambre où Vincent, profitant d’un futon qui y traînait (entre une laveuse, une sécheuse, des skis alpins, des haltères, des raquettes de squash et de badminton…), avait à peu près élu domicile.

Quand il ouvrit les yeux, François comprit que le party était presque fini. On avait éteint la télévision et la musique; seuls un filet de lumière et quelques paroles filtraient encore de la cuisine. Reprenant possession de sa personne, de ses sens, François vit qu’il n’était pas seul dans la pièce : une petite tête foncée était posée sur la causeuse à côté de lui. Mal éveillé, incertain du temps qu’avait duré son sommeil, il demanda quelle heure il était.

Une belle voix tendre lui répondit, sans que rien ne fût déplacé dans la pièce :

– Je ne sais pas. »

Jean-Philippe Martel est né le 31 décembre 1976. Il enseigne la littérature à l’Université de Sherbrooke. Il est aussi actif sur le blogue Littéraires après tout qu’il a créé en 2010. Comme des sentinelles est son premier roman.

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