Après avoir investi dans ses précédents romans le monde du théâtre, du droit et de la startup, Jean-Philippe Baril Guérard s’intéresse avec Haute démolition au milieu de l’humour. Si on connaît l’auteur, on prévoit déjà que ce sera grinçant, railleur, voire impertinent, et on aura raison. Mais sous la patine irrévérencieuse se cachent des personnages aux vulnérabilités exacerbées qui espèrent provoquer les rires afin d’assourdir leurs tremblements intérieurs.

Sorti depuis deux ans de l’École de l’humour, Raphaël Massicotte se produit dans différents bars de la métropole avec le souhait qu’une agence d’envergure le remarque et veuille le prendre sous son aile. En attendant, il rumine mentalement un petit goût de ressentiment envers son ami Sam à qui on a accordé le privilège de signer pour Forand, une des boîtes de gérance d’artistes les plus en vue. « Mais même si tu l’aimes bien, tu peux pas t’empêcher de le mépriser en sourdine. » Sous l’amitié, le fiel n’est jamais bien loin. Car, il faut bien le dire, ce n’est pas seulement pour récolter de l’amour, un gag à la fois, que Raph Massi monte sur scène. C’est pour en recevoir plus que les autres. Rayonner au sommet, voilà ce qu’il lui faut pour tenir debout. Parce que si son orgueil est surdimensionné, son estime de lui-même est au ras des pâquerettes. « Les ego, c’est comme des ballons gonflés à l’hélium : plus ils sont gros, plus ils sont fragiles. » C’est ce qui finira d’ailleurs par achever sa relation avec Laurie, la narratrice de Haute démolition. Rencontrée lors d’une soirée, elle prédit à Raphaël l’histoire qu’ils vivront, supposant que tout est écrit d’avance. Même si la prophétie n’engage pas une fin heureuse, Raph sautera à pieds joints dans cette relation, insouciant et aveugle, comme c’est souvent le cas quand il s’agit d’amour. Il montrera, bien malgré lui, la friabilité de sa carapace, mais n’assumera jamais totalement ses failles. « Tu vas te demander ce qui serait arrivé, si t’avais eu les couilles de baisser ta garde. Tu vas te le demander jusqu’à la fin de tes jours. » Reconnaître et avouer sa part sensible demande parfois plus de courage que de bâtir une armure. Quand Laurie le quittera, sa déroute sera sans fin.

C’est moi le plus fort
L’auteur ne prétend pas écrire un livre qui représente l’univers de l’humour québécois. Comme pour ses autres romans, ce qui l’intéresse, c’est la notion de pouvoir et ce qu’on est prêt à faire pour y accéder — ce qui existe dans à peu près toutes les sphères d’activités, mais particulièrement en humour : « En culture, au Québec, c’est là qu’il y a le pouvoir économique et social, les humoristes sont des influenceurs, on écoute ce qu’ils disent », exprime l’écrivain. Celui-ci esquisse une fiction à partir d’éléments fabulés, mais avec des reflets de vérité : « Je n’apprends rien à personne, il y a des problèmes de masculinité toxique dans ce milieu-là. » Malgré le caractère délicat du propos, l’écrivain ose approcher le thème des agressions pour remettre en perspective le clivage bien réel entre les hommes et les femmes dans le monde du spectacle. La question du traitement réservé aux personnalités publiques apparaît en filigrane : l’aura qui entoure les vedettes leur permet-elle de franchir des limites interdites aux communs des mortels? Du moins, il est peut-être plus difficile de dénoncer certains comportements inopportuns quand l’agresseur a du succès, donc qu’il détient le pouvoir. Les rapports de force, déjà déséquilibrés, se creusent alors davantage : « Est-ce que ça se peut qu’à cause de l’estime et de l’importance qu’on accorde à ceux qui réussissent, ça contribue à les corrompre? » se demande l’auteur, sans vouloir excuser ceux qui commettent des gestes abusifs.

Comme pour ses autres romans, ce qui l’intéresse, c’est la notion de pouvoir et ce qu’on est prêt à faire pour y accéder — ce qui existe dans à peu près toutes les sphères d’activités, mais particulièrement en humour.

Ses personnages ne reculent devant rien pour parvenir à leurs fins, mais Jean-Philippe Baril Guérard croit qu’il est possible d’avoir de l’ambition sans vouloir l’emporter au détriment des autres : « J’ai plein d’exemples formidables autour de moi de gens qui réussissent et qui sont beaucoup formatés par la question de la morale et de l’équité, évoque-t-il. J’ai plein de raisons d’être optimiste et d’aimer le monde, mais chaque fois que je croise des gens qui manquent d’égard envers les autres au nom de la soif de réussir, ça m’intéresse de savoir pourquoi on fait ça et jusqu’où on est prêts à aller aussi. » Raph Massi est un jeune homme qui porte ses fractures d’adolescence causées par l’intimidation subie à l’école. Le reste de sa trajectoire sera façonnée par ces années de rejet. Elles sont devenues le moteur de la suite de son existence : « […] ta carrière est une vengeance. » Mais il demeure toujours au centre vif de la blessure, ce qui l’empêche d’évoluer et de trouver les véritables motivations de ses actions : « Gagner sera tout ce qui aura toujours compté. » Encore là, Baril Guérard se pose la question : « À quel point on peut se dédouaner d’avoir des comportements problématiques en disant : “Oui, mais je l’ai eu difficile quand j’étais au secondaire…”? Quand tu es rendu que tu fais 300 000$ par année et que partout où tu vas on te déroule le tapis rouge, je pense que la balance a été rétablie, tu peux en revenir. » Ce que Raphaël Massicotte ne fera jamais.

Un cynisme bienveillant
Pour échafauder son récit, l’auteur commence par circonscrire un univers et, à partir de ses recherches, il façonne ses protagonistes et construit ce qui les relie. Après avoir mené ses entrevues, il a souvent tout ce qu’il lui faut pour dérouler son fil narratif tant il recueille de « choses croustillantes ». À partir de là, l’écriture va tout seul. Comme les rets du pouvoir le fascinent avant toute chose, il ne pense pas non plus être en panne d’inspiration quant aux secteurs à explorer pour l’élaboration d’une prochaine œuvre. Les écrivains qu’il admire le prouvent aussi : Houellebecq, Bukowski, Bret Easton Ellis posent un regard aiguisé sur les dérives de notre monde. Le milieu des médias et celui de la politique, par exemple, sont tous deux des ressources inépuisables en ce sens et Baril Guérard se promet éventuellement d’aller voir de ce côté. Quant au ton sarcastique qui caractérise son style, on pourra sûrement encore compter sur lui pour grossir nos travers et sonner l’alarme sur les conséquences de nos propres supercheries.

Photo : © Kevin Millet

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