J’arrive le premier. Une heure plus tôt. C’est ça qui se passe quand tu habites dans une autre ville et que ta vie est gérée par l’horaire des autobus. Je suis enrhumé et fatigué. Je suis fait de morve. « Salut, enchanté, Anaïs Barbeau-Lavalette, je suis fait de morve. » La veille, je me suis étiré le tendon du pied en me levant du lit. Je suis un petit vieux. Le podiatre me l’a répété mille fois : « Chausse-toi dans ton appartement, tu es un petit vieux. » J’ai toujours refusé de me chausser à l’intérieur, j’ai toujours aimé me promener nu-pieds dans l’appartement. C’était une petite révolte pour moi : marcher nu-pieds. Je suis allé au Walmart m’acheter des chaussures d’intérieur. Un modèle plutôt « chic ». J’ai l’air d’un dandy qui habite dans un quatre et demie. Si tu m’invites chez toi, il y a de fortes chances que tu me vois arriver avec mes chaussures d’intérieur. Anyway, avant de partir pour Montréal, j’ai avalé deux Naproxen pour me geler la douleur du pied. Dans le bus, je me demandais ce que j’étais en train de faire. Je suis quelqu’un d’anxieux, je suis toujours tendu. Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté la proposition de la revue Les libraires. En arrivant au métro, je regrette déjà. J’ai seulement préparé deux questions : « Quels sont tes prochains projets? » et « Es-tu tannée de te faire parler de La femme qui fuit? ». Bernard Pivot peut solidement aller se rhabiller. Tout pour dire que j’ai accepté de me prêter au jeu même si je suis nul pour ça1.

Alors, c’est ça. Je suis devant le café Mille Gusti sur Saint-Zotique. Anaïs a choisi le lieu de notre rencontre. Elle a refusé qu’on fasse l’entrevue chez elle et je la comprends parfaitement. Un photographe m’avait déjà demandé s’il pouvait me prendre en photo chez moi ou dans le café fétiche où j’ai l’habitude d’écrire et j’avais refusé. Pour moi, mes lieux d’écriture sont intimes. Si j’avais accepté, j’aurais eu le sentiment de m’écarter tout nu devant plein de monde. En tout cas. Quand j’ouvre la porte, une bouffée de sauce tomate me rentre dans le nez. Il est 10h du matin. Le café est petit et chaleureux. La plupart des tables sont condamnées : il y a des caisses enveloppées de serviettes sur les chaises. J’ai encore les lunettes embuées. Une voix me dit que ce sont des pots de sauce. J’essuie mes lunettes, j’enlève ma tuque, j’ai les cheveux mouillés. Mon interlocuteur se présente, il s’appelle « Joe », c’est le propriétaire. Il m’appelle « mon beau » avec un petit accent italien. Je l’aime déjà. J’essaye de choisir la meilleure place pour ne pas avoir de courant d’air à cause de la porte et des nombreux allers-retours des clients. Joe m’invite à l’avant du café. Je m’assois près de la fenêtre où j’ai une vue derrière le comptoir. « T’es dans le meilleur coin pour avoir de la chaleur, mon beau. » Je lui lève mon pouce en l’air. Merci Joe. J’ai envie de lui demander : « Hey Joe, penses-tu que tu peux faire mon entrevue à ma place? Je pourrais te remplacer à la caisse ou brasser ta sauce pendant ce temps-là? »

Anaïs arrive à l’heure. Je la salue comme si je la connaissais depuis toujours. Elle commande un thé vert et moi un deuxième latté. Tout va très vite. Si je me rappelle bien, je lui dis d’entrée de jeu que je ne sais pas trop quoi lui poser comme question et ça l’a fait rire. « On peut parler d’autre chose si tu veux. » Je réponds : « Ah ben non! C’est juste… j’ai écouté toutes les entrevues que tu as données et je me demande bien ce qu’il reste à ajouter. Et puis, paradoxalement, ton parcours est tellement riche et diversifié… il y a tellement de choses à dire. » À côté d’Anaïs, je me sens très petit ou du moins, très passif. Anaïs Barbeau-Lavalette est proactive et engagée2. Par exemple, elle a tourné un film en Cisjordanie avec son bébé. Moi, je suis stressé quand je commande une pizza. Cinéaste redoutable, elle a réalisé plus d’une quinzaine de films (fiction et documentaire), a publié quatre livres et a également fait du théâtre (documentaire scénique). Sa dernière parution est un album jeunesse (Nos héroïnes, Marchand de feuilles) fait en collaboration avec l’illustratrice Mathilde Cinq-Mars. Il s’agit de quarante portraits d’héroïnes de « chez nous ». Je ne connaissais pas la plupart des femmes présentées dans le livre. Saviez-vous qu’en 1858, il y a déjà eu un club d’archères à Montréal? Elles tiraient des flèches et se câlissaient des tâches ménagères. Totalement inspirant.

Je lui dis : « Tu dois être un peu tannée de te faire parler de La femme qui fuit? » Elle sourit. « Je commence à faire le tour, c’est vrai. » Je ne peux pas passer sous silence ce livre. Personnellement, j’ai dévoré ce bouquin. Il a changé toute ma perception de Refus global. Mais le livre parle surtout d’une femme incomprise qui désire à tout prix préserver sa liberté. Les petites épopées qu’elle vit sont romancées et parfaitement bien dosées. C’est une leçon d’écriture. On parle du Prix des libraires du Québec qu’elle a remporté en 2016. Elle m’avoue qu’avec la cagnotte, elle s’est acheté un vélo. Je lui demande si elle se considère comme une écrivaine. Elle prend un temps et réfléchit. Elle se voit plutôt comme une cinéaste avant tout. Je lui demande ce qu’elle aurait fait si elle n’avait pas fait de cinéma : « Travailleuse sociale ou peut-être médecin sans frontières… un travail de terrain. » Ça lui fait penser au Honduras. Elle a habité là-bas un an après le cégep. Elle me parle de l’un de ses documentaires, Les petits princes des bidonvilles, et me décrit la pauvreté atroce. Avec un metteur en scène hondurien, elle a monté Le petit prince avec des enfants d’un bidonville.

Je bois une gorgée de café. Il est froid. Anaïs regarde souvent son cellulaire, elle s’excuse : « J’attends une réponse pour le financement d’un film… » Je dis : « Regarde ton cellulaire autant de fois que tu veux! » Plus tard, durant notre conversation, elle réalise qu’elle s’est trompée de date, elle n’aura pas de réponse aujourd’hui3. Cette attente la stresse et je la comprends. Je vois le cinéma comme une énorme bête aux multiples facettes. Toute cette attente, tous les compromis à faire et tout le courage que ça prend pour mener à terme un film. C’est un mystère pour moi, cette grosse machine. Elle m’avoue qu’il y a aussi un autre projet sur la table. « Deux films dans la même année? » Elle me fait signe que oui avec un petit sourire. Elle me dit qu’elle réalisera peut-être Le chien blanc, adapté du roman de Romain Gary. Un livre qui a marqué sa jeunesse. Anaïs a passé un séjour à Barcelone chez Alexandre Diego Gary, le fils de Romain Gary et de Jean Seberg. Une histoire surréelle où ils ont passé leur temps à parler des droits du film et à boire du jus d’abricot. « C’est un projet vertigineux, mais tellement emballant. » Elle prend un autre thé, je prends un autre café. « Avec tous ces projets, j’imagine que tu ne dois plus avoir beaucoup de temps libre? » « Si le financement des films fonctionne, ce sera une année chargée, oui… mais, tu vois, ce matin par exemple, j’ai foxé l’école avec ma fille. » Je souris à pleines dents, je ne dis rien. « Ce matin, j’avais envie de prendre soin de nous deux… Et puis, je t’avoue que je réfléchis de plus en plus où je mets mon temps. » Je prends une gorgée de latté. Elle me dit qu’elle a refusé des propositions et qu’elle veut s’investir dans des projets qui lui tiennent à cœur.

Je lui demande ce qu’elle lit présentement. Elle me dit qu’elle a entamé plein de livres : « Une pile haute comme ça. Mais, en ce moment, je lis beaucoup d’essais sur le conflit syrien. » Elle me dit que la semaine passée, sa famille a accueilli pour la première fois une famille syrienne. Je dis : « Wow. » Elle précise : « À l’aéroport, le père et la mère pleuraient. Ils réalisaient qu’ils étaient en sécurité. Ils ont sept enfants, dont des triplés. » Leur histoire est complètement troublante : des extrémistes violents sévissaient dans leur village. Chaque jour, ils tranchaient des têtes pour envoyer un message. Pendant la nuit, ils ont fui jusqu’en Turquie pour finalement s’exiler au Canada. « Ça fait beaucoup de monde chez toi. » Elle me répond que oui : « Sur ma porte d’entrée, il est marqué : Pardon pour le désordre, nous vivons ici. » Je ris. Elle renchérit : « C’est juste vivant pour moi, le désordre. »

Le temps passe vite. Je regarde l’horloge du café, ça fait déjà une heure qu’on parle. Je décide de lui poser quelques questions spontanées. « Quel est le dernier film que tu as écouté? » Elle répond : « Un documentaire sur Pauline Julien. » « Quels poètes lis-tu présentement? » « Patrice Desbiens, Marjolaine Beauchamp et Natasha Kanapé Fontaine. » Je lui demande ce qui la rend heureuse et je me dis que je suis peut-être un peu trop à l’aise. Mais elle répond : « Quand on met de la musique forte et que tout le monde danse chez moi. Ou bien quand mon chum joue du piano et que le soleil splash sur les murs. » Je dis : « C’est beau ça. J’espère que je n’ai pas été trop lourd avec mes questions. » « Ah non, pas du tout. Si je n’avais pas été bien, je serais partie. » Je ris. Elle dit : « J’ai appris à ne plus perdre mon temps. Si je ne me sens pas bien, je fous le camp élégamment. » Ça me fait rire. Je dis : « Je pense que je finirais notre rencontre là-dessus : foutre le camp élégamment. » On rit tous les deux. Anaïs quitte le café.

Je rapatrie mes petites feuilles, mes bribes de notes. Je demande à Joe l’addition. Il me dit : « Pas de problème, mon beau. » Puis, je réalise. Shit. Les libraires ne m’a demandé qu’une seule chose : prendre un selfie avec Anaïs Barbeau-Lavalette. J’ai complètement oublié. Bernard Pivot puissance mille. Je demande à Joe de me prendre en photo avec mon cellulaire. Je me lève devant la table et je souris. Joe me dit qu’il en a pris plusieurs. Je regarde mon portrait et je pense : un beau niaiseux.

Je quitte le café et j’entre dans le métro Beaubien. Dans l’escalier roulant, je repense à ce soleil qui splash sur les murs. Les portes du wagon s’ouvrent. Le train est plein à craquer. Je n’ai pas envie d’attendre le prochain, je suis fatigué. Je me crée un tout petit espace. Les portes se ferment à quelques centimètres de mon visage. Mon ventre est collé sur la vitre de l’une des portes. J’entends la musique dans les écouteurs de mon voisin. Elle est forte. J’entends des cymbales. Je ne peux vraiment pas bouger. Je repense à ce désordre. J’ai envie de m’étirer. J’ai envie de danser. Je me dis qu’Anaïs Barbeau-Lavalette est un feu qui ne s’éteint pas et que personne ne devrait jamais s’excuser pour le désordre.

 


1. Après ma rencontre avec Anaïs, j’ai tout de suite relu mes notes écrites à la main. C’était gênant. Il n’y avait que de petits bouts de phrases incompréhensibles. Par exemple : « dehors », « bidonville » ou « petite cagnotte ». Des choses que je ne me souvenais même pas d’avoir écrites. Avec ma mémoire de poisson rouge, j’ai dû essayer de reconstituer le mieux possible notre entretien et je sais que je suis passé à côté de plein de belles choses.

2. Je n’aime pas trop le mot « engagé ». Il a tellement été utilisé à toutes les sauces qu’il a perdu un peu de son sens.

3. Cinq jours plus tard, je lis dans le journal que la SODEC finance La déesse des mouches à feu.

 

 

Après des recueils de poésie remarqués, notamment Les volcans sentent la coconut (Del Busso Éditeur) et La fatigue des fruits (L’Oie de Cravan), Jean-Christophe Réhel a fait paraître cet automne un nouveau recueil de poésie, La douleur du verre d’eau (L’Écrou) ainsi qu’un premier roman, Ce qu’on respire sur Tatouine (Del Busso Éditeur). Finaliste au Prix littéraire des collégiens et se retrouvant dans la liste préliminaire du Prix des libraires du Québec, ce roman explore les thèmes de prédilection de l’auteur, comme la maladie, la fatigue et la solitude. Accablé par son quotidien, usé par les aléas de la vie et la maladie — il est atteint de fibrose kystique —, le narrateur erre d’un emploi à l’autre, traîne son âme en peine. Entre ses errances, ses séjours à l’hôpital et sa vie qui s’égrène lentement, il plonge dans l’imaginaire en rêvant à la planète Tatouine. Une oeuvre touchante et mélancolique, empreinte d’humour, de laquelle émanent espoir et tendresse. [AM]

Photo d’Anaïs Barbeau-Lavalette : © Éva-Maude TC
Autres photos : © Jean-Christophe Réhel 
Photo de Jean-Christophe Réhel : © Thomas Fontaine

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