Hélène Rioux: Miroir brisé

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Le bout du monde n'est peut-être pas aussi loin qu'on le pense. Aux petites heures du matin un soir de tempête, il n'est même pas besoin de sortir de chez soi pour se sentir aux extrémités de la Terre. Et tandis qu'on regarde la neige tomber, un Asiatique ou un Sud-Américain regardent peut-être le brouillard se dissiper en se faisant les mêmes réflexions. Les extrêmes, parfois, se touchent.

Tout commence par un beau mercredi soir de tempête, le jour du solstice d’hiver, au casse-croûte le Bout du monde. Trois femmes endimanchées attendent leurs partenaires de cartes, des chauffeurs de taxi qui ne tarderont pas à arriver. Dans un coin de la salle à manger, une télévision diffuse le début d’un film de fin de soirée. À la frontière américaine, deux danseuses attendent en vain le taxi qui devait venir les chercher. Un accident sur l’autoroute l’a empêché d’arriver à temps. Au cours de cet accident, un jeune peintre perd la vie avant d’avoir pu mettre sur toile sa plus grande œuvre, celle qui l’aurait rendu célèbre. Il se retrouvera sans doute aux oubliettes, et peut-être y croisera-t-il un certain Lafargue, écrivain médiocre dont un roman a inspiré un film devenu classique, Broken Wings — celui-là même qui passe en sourdine sur le téléviseur du Bout du monde. Dommage que le son soit coupé, car la musique originale d’Ernesto Liri est merveilleuse. Le vieux compositeur italien racontera d’ailleurs à son secrétaire personnel ses amours houleuses avec la star de la production. Ignorant les dessous du tournage, plusieurs personnes regardent le film: une femme seule et désespérée, une mère parlant au téléphone avec sa fille, un traducteur en plein travail… Ce dernier aurait pu passer les Fêtes en Floride avec la famille de sa sœur, mais il a préféré traduire un livre de cuisine. Ça lui donne faim, d’ailleurs, toutes ces descriptions d’aliments. Il décide de braver la tempête pour aller casser la croûte… au Bout du monde.

Du monde à la messe
Comme vous le voyez, le dernier roman d’Hélène Rioux met en scène des personnages de tous les milieux et de tous les âges — de quoi constituer un monde dans toute sa diversité. «Je voulais faire le tour, explique l’auteure, parler de gens très simples et de gens glamour, des personnes de différentes nationalités aussi, et dans des lieux où l’on ne s’attendrait pas à les trouver: un Russe à Montréal, un Québécois en Espagne, un Français en République Dominicaine, un Italien en Bulgarie…» C’est donc à un tour du monde que nous convie Hélène Rioux dans ce premier roman d’une série de quatre. Intitulée Fragments du monde, cette série se présentera comme un miroir brisé, donnant une vision morcelée de la réalité, mais dont se dégagera malgré tout une étonnante unité.

«L’idée du roman m’est venue dès le départ, quand j’ai écrit le premier chapitre, commente l’écrivaine. Je pensais écrire une nouvelle, mais en la terminant, j’ai eu l’impression que j’avais entre les mains toute la genèse d’un roman. J’avais envie d’explorer les liens qui pouvaient unir les personnages, qu’ils soient forts ou ténus. J’ai d’ailleurs écrit les chapitres dans l’ordre où ils sont. Tout s’est très bien enchaîné, le livre s’est écrit vite. Il faut dire qu’il était en gestation depuis longtemps. J’ai écrit le premier chapitre il y a environ cinq ans, mais les idées pour la suite ne me sont venues qu’au printemps 2006.»

Un parcours hétéroclite
Au cours de ces cinq années de gestation, Hélène Rioux n’a pas chômé: en plus d’avoir travaillé sur un projet de roman ambitieux (dont la 17e version ne la satisfait toujours pas), elle a mené à bien plusieurs traductions, dont celle des Artistes de la mémoire (XYZ éditeur) de Jeffrey Moore, auquel le libraire a consacré un article. Traductrice sollicitée, elle a notamment transposé en français des œuvres de Yann Martel, Bernice Morgan, James King, Lucy Maud Montgomery et Taras Grescoe, pour ne nommer que ceux-là. «La traduction me permet de jouer sur d’autres cordes que les miennes, d’exprimer d’autres sentiments, d’autres façons de voir la vie», précise-t-elle pour expliquer son amour du métier. En se glissant dans la peau d’un auteur, elle voit le monde avec ses yeux: «Un peu comme un acteur qui interprète un personnage ou comme un musicien qui joue une partition écrite par quelqu’un d’autre.»

En considérant les 14 livres qu’elle a publiés au cours des 35 dernières années, on s’aperçoit qu’elle aime changer de peau. D’abord attirée par la poésie (elle en a publié deux recueils au début des années 1970), l’auteure a ensuite écrit trois récits autobiographiques avant de créer le personnage d’Éléonore — une sorte d’alter ego qui lui a permis de franchir un premier pas vers la fiction. Apparue dans une nouvelle du recueil L’Homme de Hong-Kong (1986), Éléonore est revenue dans les romans Les Miroirs d’Éléonore (1990) et Chambre avec bain (1992, Grand Prix littéraire du Journal de Montréal et Prix littéraire de la Société des écrivains canadiens). Avec Le Cimetière des éléphants, publié en 1998, Rioux délaissait son alter ego pour construire des récits inspirés de personnes qu’elle avait croisées à Montréal ou en voyage. Enfin, grâce à Mercredi soir au Bout du monde, l’écrivaine franchit le dernier pas qui la séparait encore de la fiction «pure» en créant ses personnages de toutes pièces.

Campé lors du solstice d’hiver, ce premier tome des «Fragments du monde» pose les jalons des
suivants, qui se dérouleront eux aussi au tournant d’une saison. De nouveaux personnages vont apparaître, d’autres s’éclipseront, tandis que quelques éléments à peine esquissés dans Mercredi soir… revêtiront plus d’importance, notamment Saint-Pétersbourg. D’ailleurs, Hélène Rioux se documente sur cette ville avant de se remettre à l’écriture. «Mais il faut que je me dépêche, confesse-t-elle, parce que les quatre tomes doivent partir de la même inspiration, avoir le même style. Souvent, d’un livre à l’autre, mon écriture change. Alors que là, je veux qu’ils forment un ensemble. C’est un défi en soi!»

Bibliographie :
Fragments du monde: Mercredi soir au Bout du monde (t.1), Hélène Rioux, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 232 p., 25$

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