Avec le roman Pas même le bruit d’un fleuve d’Hélène Dorion, les vagues ramènent les souvenirs au rivage et interrogent leurs histoires. Pour combler les espaces vides, l’écriture se présente comme le moyen le plus éclairant, celui qui peut rallier les possibles et ouvrir la voie vers d’autres vies.

A-t-on besoin de comprendre l’histoire de nos mères pour pouvoir ensuite s’en affranchir et faire sa vie? N’est-il pas imprudent de forcer la rencontre des souvenirs?
J’aime penser qu’on arrive au monde avec les traces d’histoires qui nous ont précédés, et qu’on repart avec en plus celles qu’on a vécues, recueillies, ou même imaginées. On porte ces récits comme des racines invisibles, ils forment un segment important de ce que l’on est.

Dans mon roman, Hanna, la fille de Simone, est habitée depuis toujours par la sensation d’une part manquante, impossible à nommer, et qui lui reste insaisissable. Des histoires flottent comme des fantômes autour de nous, des tragédies silencieuses peuvent rôder et créer d’imperceptibles déchirures. Notre vie n’est pas que repliée dans sa singularité. Sans qu’on sache parfois comment, elle est liée à celle d’autres êtres, et notamment aux générations qui nous précèdent.

Lorsque Hanna découvre les souvenirs de Simone, elle apprend qu’un drame a marqué sa vie entière et l’a enfermée dans la souffrance et l’absence. À partir de là, en avançant pas à pas vers sa mère, elle va aussi à la rencontre d’elle-même. De Montréal à Kamouraska, longeant le fleuve, Hanna refait le trajet de la mémoire de Simone et éclaire en même temps la sienne. Sans forcer leur révélation, elle laisse s’approcher les souvenirs, depuis les cahiers dans lesquels sa mère écrivait jusqu’au naufrage de l’Empress of Ireland, cette catastrophe dont elle ignorait tout, mais qui faisait partie d’elle, par le long détour qu’empruntent les destins.

Il s’agit moins de s’affranchir de l’histoire de nos mères que de se pencher sur elles pour écouter ce qu’elles ont vécu, et de prendre conscience que nos parents, ces êtres proches qu’on croit connaître parfaitement, étaient des femmes et des hommes avec une histoire en dehors de nous, des amours et des tourments, des cassures parfois irréparables.

Vous écrivez : « Est-ce là qu’Hanna avait senti que les mots disaient plus que ce qu’elle entendait? » Pour vous, à quoi servent les histoires qu’on se raconte?
La fiction permet de défricher le chemin qui nous mène vers la vérité des êtres et d’éclairer le monde dans lequel nous vivons. Les histoires qu’on raconte creusent dans la matière de la vie, elles ordonnent la masse informe de nos mémoires individuelles et collectives pour créer une cohérence qu’on ne voit pas toujours. Elles disent ce que le réel ignore. Ainsi l’histoire qu’on invente devient-elle la nôtre.

La fiction est aussi une manière de résister à la réalité, de lui faire dire autre chose que ce qu’on en sait, de l’agrandir et de lui ajouter ce surcroît de sens qui la rend habitable. Hanna vient d’une famille où les mots étaient soit des cris, soit des figures du silence et de l’absence. Elle a voulu raconter des histoires pour explorer un monde de sens dont elle avait l’intuition. Grâce à l’art qui est entré dans sa vie, grâce aussi à son amitié avec Juliette, une artiste visuelle, Hanna parvient à créer de la clarté au milieu du chaos. Elle fait de l’acte d’écrire une passerelle tendue vers la réalité pour la renouveler. Comme elle le dit, « l’écriture ne répare pas les cassures, elle ne fait qu’ouvrir les chemins nécessaires pour se réconcilier avec elles », mais les mots conservent la mémoire de nos pas. Ils recueillent les histoires d’où nous venons, que nous sommes, que nous transmettons ou qui nous sont transmises, souvent de manière générationnelle.

Nous sommes un peu comme des fleuves chargés de blessures, portés par autant de noirceur que de bonté, capables de création et de destruction.

Le fleuve traverse votre roman. Il est symbole d’immensité, de force, d’espoir par son horizon. Mais il est aussi la cause de tempêtes et de naufrages. Comment la dualité, dans l’écriture comme ailleurs, peut-elle être source de richesses?
En effet, le fleuve traverse tout le roman, il joue en quelque sorte le rôle d’un personnage. Il est à la fois la mémoire douloureuse de Simone qui cherche à atteindre le rivage, le regard d’Hanna, la voix d’Antoine qui flotte avec le brouillard, et fait résonner le nom de chaque noyé·e, de chaque survivant·e d’un naufrage.

Le fleuve réunit les personnages, il relie les lieux évoqués, mais aussi le passé et le présent, la détresse et la beauté. Il incarne les contrastes, les tensions constantes entre lesquelles nos vies oscillent. Nous sommes un peu comme des fleuves chargés de blessures, portés par autant de noirceur que de bonté, capables de création et de destruction. Ce qui est vivant balance constamment entre l’ombre et la clarté, par ce qu’elles symbolisent et engendrent. Selon le regard qu’on pose, on peut cristalliser ces oppositions, ou encore chercher à en explorer la fécondité, à considérer les choses comme étant cycliques, circulaires plutôt que linéaires ou dualistes. Pour moi, l’écriture tient d’ailleurs de ce mouvement, par exemple quant aux voix narratives que reliera une même phrase.

La vie ne s’aborde que dans le clair-obscur, elle est à la fois la chute et l’envol, éros et thanatos, comme le fleuve, elle déploie autant de splendeur que de forces destructrices. L’équilibre – ou une harmonie intérieure – vient peut-être de la capacité à faire dialoguer ce qui apparemment s’affronte. En ce sens, l’expérience d’un élément est toujours celle de son opposé, le vivant unit les contraires, comme on l’observe d’ailleurs dans la nature.

Le personnage d’Antoine n’arrive pas à se réconcilier avec le fait qu’il ait survécu lors du naufrage de l’Empress of Ireland alors que plusieurs autres sont morts. Quand on est un rescapé, a-t-on l’obligation d’être heureux?
L’histoire de ce roman est également celle des échoués. Il y a évidemment les noyés qui ont péri au moment du naufrage de l’Empress of Ireland que je raconte. Mais Antoine, bien qu’il ait survécu à la catastrophe, est un être fracturé par la perte, il s’est noyé lui aussi, intérieurement, comme cela arrive parfois aux survivants de tragédies. Antoine croit avoir l’obligation d’être heureux, puisque c’est lui qui est encore vivant, il se donne même pour devoir de traverser l’enfer de sa mémoire et d’atteindre le paradis de sa vie présente – traversée que symbolise sa lecture de La Divine Comédie de Dante. Mais même s’il a de plus en plus de raisons, pense-t-il, d’être heureux, il n’y arrive pas, et en ressent toute la culpabilité.

Il y a des chutes dont on ne se relève pas, des naufrages auxquels il est impossible de survivre. Antoine est déchiré entre honorer son destin de survivant, ou être loyal envers son passé.

Vous écrivez, à propos de Simone qui a perdu son grand amour : « Elle ne sait pas ce qu’aurait été sa vie. » En exaltant le passé, risque-t-on de passer à côté du reste de notre vie?
Simone a partagé avec Antoine un moment dans l’extase de vivre. Puis, plus rien. Un rideau d’opacité est tombé. Elle ne vit pas dans le passé, mais avec sa mémoire. Comme Antoine, elle est fracturée par la perte et éprouve la solitude de son destin. Pour elle aussi se pose une question de loyauté, elle a besoin de rester fidèle à cet amour. Elle ne veut pas se détacher de ce moment, elle refuse de le laisser s’éloigner comme elle a perdu l’être qu’elle a aimé.

Presque malgré elle, Simone reste nouée au passé tout en allant dans une autre vie, et c’est en même temps l’existence des femmes de cette époque – celle des années 40 et 50 – qu’elle raconte, avec l’obligation de se marier, d’avoir des enfants, et l’impossibilité d’un accomplissement en dehors de ce cadre imposé par la société. Cette « obligation d’avancer » qu’elle ressent vient à la fois du drame qu’elle a vécu et du contexte social qui l’empêche en un sens de découvrir un autre chemin de réparation.

Simone va donc vers la suite de sa vie en cherchant à trouver l’espoir d’un certain recommencement. Elle s’abritera alors dans l’horizon du fleuve et les poèmes qu’elle lit et écrit, comme des instants ténus qui laissent entrer la lumière.

Photo : © Maxyme G. Delisle

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