Après la publication du recueil de nouvelles La vie rêvée des grille-pain et avant celle de la version française de The Girl Who Was Saturday Night (tous deux finalistes au Giller Prize), l’écrivaine montréalaise Heather O’Neill poursuit, grâce aux éditions Alto et aux impeccables traductions de Dominique Fortier, sa conquête du marché francophone avec Hôtel Lonely Hearts (Hugh MacLennan Prize).

Un paragraphe, si beau qu’il fait mal, si douloureux qu’il éblouit, donne une idée du ton, de la couleur de ce roman. Au sujet des deux orphelins que sont Rose et Pierrot, personnages principaux du récit dont on suivra ici le destin, l’auteure écrit qu’« il y avait quelque chose de magique à les entendre parler de leur existence tragique d’une voix flûtée. Ils étaient des métaphores pour la tristesse. Comme quelqu’un qui joue un requiem sur un xylophone ».

L’opulence déchirante du requiem opposée à l’allégresse enfantine du xylophone. Ces mots tombent, sonnent au bout d’une quarantaine de pages aussi dures en faits que magnifiques en écriture. Soudain, tout devient clair. Et sombre à la fois : Hôtel Lonely Hearts est un conte sans les fées, une tragédie enveloppée de magie, une histoire sombre touchée par la grâce et la lumière.

C’est la poésie quand elle se fait roman. C’est d’une fulgurante beauté.

C’est Heather O’Neill.

L’écrivaine a fait naître Rose et Pierrot dans le Montréal de 1914. Abandonnés à la naissance, ils grandissent dans un orphelinat tenu par des religieuses. Ils en sortiront blessés. Profondément. Seront séparés. Se retrouveront, peut-être. Adoptés ou exploités, ils marcheront dans les beaux quartiers de la ville, mais fréquenteront aussi les rues, les hôtels, les cabarets, les bordels du Red Light.

Il y a du Dickens là-dedans. Ce n’est pas un hasard : la romancière a grandi en le lisant. Lui et, plus tard, ces autres auteurs –Maxime Gorki, Violette Leduc, Marguerite Duras, Marie-Claire Blais – mettant de l’avant des enfances marginales.

Enfances familières à Heather O’Neill. La sienne a été bercée par les souvenirs de son père, qui l’a élevée. Des histoires plus proches de l’univers des frères Grimm que de celui des bonbons « disneyiens ».

L’influence du père
« Mon père est né en 1927, son père à lui est mort quand il était très jeune. Sa mère s’est retrouvée, seule, responsable de neuf enfants », raconte la romancière. Le garçon n’était pas très vieux quand il a commencé à naviguer dans le monde interlope du Red Light. Il livrait des paquets, il se glissait par des fenêtres, il commettait des vols. « Il a été arrêté à 11 ans lors du cambriolage de la manufacture appartenant au père de Leonard Cohen. Le juge n’a pas fait de cas de lui et, s’il a quitté le milieu par la suite, il en a conservé un tas de souvenirs qu’il me racontait au moment du coucher. »

Heather O’Neill devine que les récits étaient enjolivés. Que son père, devenu concierge dans une école secondaire, rehaussait de romantisme ces pages de son passé. « Mais pour moi, c’était de merveilleuses histoires. Du coup, j’ai toujours voulu écrire une histoire de gangsters. »

Ce qu’elle fait dans Hôtel Lonely Hearts, qui se déroule pendant la Grande Dépression, sur la toile de fond de ses livres qu’est Montréal. Un Montréal à la fois fidèle à la réalité et à la fiction. Les hôtels que l’on y traverse, par exemple, sont inspirés de lieux qui ont vraiment existé « mais leurs noms reflètent l’état d’esprit des personnages quand ils y logent ».

Cette « histoire de gangsters », Heather O’Neill en a posé les premiers jalons à 22 ans, a vite su qu’elle devait vivre avant d’y revenir, y est revenue quand elle en a retrouvé les prémices deux décennies plus tard, chez son père, après le décès de ce dernier.

Elle était prête. Elle s’y est attelée. À sa manière, qui est celle de la poète (ce qu’elle est aussi), d’une virtuose de la métaphore et de l’image. « Je vois mes romans comme de longs poèmes. J’utilise les mêmes techniques dans les deux cas. Pour moi, chaque phrase doit être belle en elle-même. Cet acte de foi avec le langage que font les poètes, je veux le faire avec mes romans. »

La beauté, la dureté
Une esthétique aussi naturelle que nécessaire, ici. « J’aime voir les gens interpellés de plusieurs façons, à travers l’humour et la beauté, afin de les mener dans des territoires où, autrement, ils ne seraient jamais allés. J’essaie de rendre ma langue si belle qu’elle séduit le lecteur. Sinon, il pourrait refermer le livre. C’est particulièrement vrai pour ce roman, dont le début est brutal. Je le voulais ainsi. Il fallait être témoin de ce que ces deux enfants traversent pour, ensuite, adhérer complètement au monde magique qu’ils créent. »

Avec Rose et Pierrot, Heather O’Neill désirait explorer l’idée de survie lorsqu’on a été victime de maltraitance. Ces deux enfants, aussi petits que leur courage est grand, sont cela. Des survivants. Et des artistes. Elle danse, il joue de la musique. Elle imagine, il enrobe. Elle est forte, « plus forte qu’aucune autre de mes héroïnes. Elle est en colère. En fait, elle m’a échappé et a évolué par elle-même. Elle incarne un peu mon côté “bad ass” (rires). Elle possède la capacité de voir les choses de l’extérieur et de rester à l’extérieur des choses. » Ce n’est pas le cas de Pierrot. Lui, « est plus dans la souffrance, il est comme un canal que tout traverse. C’est un clown triste, un Pierrot, justement. Mais il n’est pas victime. Ce qu’il vit et ressent se transforme en art ».

Heather O’Neill les (dé)peint, les modèle et les module au moyen de métaphores dont la beauté est aussi fulgurante que la pertinence est viscérale. « Des sonnettes blanches s’alignaient à la verticale, tels des boutons sur une robe. » Elle écrit cela avant de faire franchir à Rose la porte de l’immeuble où elle sera déshabillée. Sa robe, déboutonnée.

Sous sa plume, les trains « vous donnent l’impression que vous aviez échappé au temps. Que vous l’aviez devancé. Comme si vous étiez le lièvre et le temps, la tortue ». Et puis, les pianos se font ici joyeux; là, enfantins; ailleurs, entêtés.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme? » demandait Lamartine. Phrase après phrase, Heather O’Neill prouve que oui. « Parfois, je me dis qu’à chaque fois que je trouve une métaphore, j’enlève une journée à ma vie », lance-t-elle.

Elle rit, son regard clair à la fois lumineux et grave. À l’image de ses écrits.

Photo : © Julie Artacho

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