Guy Demers : les mystères de la création

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En convalescence à la suite d'un bête accident sur un escabeau, un homme décide de se venger en s'acharnant sur l'un des personnages d'une fiction à écrire. Rompant avec l'image traditionnelle du romancier cherchant à donner la vie à ses héros, Guy Demers propose dans L'intime une brillante méditation sur les liens paradoxaux qui unissent l'artiste et son œuvre et les rapports entre littérature et souffrance. Dense et touffu, ce deuxième roman confirme ce que les critiques avaient unanimement perçu à la lecture de Sabines : Demers fait partie du peloton de tête de la relève en littérature québécoise.

Peut-on voir l’accident dont est victime votre narrateur comme plus que la simple fracture de l’os de son pied ? Faut-il y voir le signe annonciateur d’une rupture du contrat entre créateur et création ?

Oui, il y a un peu de la chute originelle là-dedans : les bras levés au ciel au fond d’un puits empli de lumière, le personnage qui se trouve par terre dans la douleur et la souffrance. On peut effectivement voir dans cette scène la chute d’Adam.

Pourtant, votre narrateur propose l’idée qu’il y aurait quatre personnages masculins récurrents dans la littérature universelle : Moïse, Socrate, Bouddha et Jésus. Adam, la créature bannie du paradis, ne mériterait-il pas de figurer dans cette liste ?

Non. Contrairement aux autres, Adam n’a fait aucune déclaration, n’a jamais parlé. Les autres ont pris la parole, même s’ils n’ont toutefois pas laissé d’écrits. Il est vrai par contre que les figures de la chute et de la rédemption sont fondamentales dans nos littératures. Lorsque mon narrateur se retrouve à l’hôpital, il se fait en quelque sorte crucifier sur la table d’opération car les médecins, suivant la procédure habituelle, lui installent les bras en croix. Je n’ai pas insisté sur ces images trop fortes car, placées au début du roman, elles auraient pu en désaxer le propos. Subtilement, je voulais illustrer la chute de mon narrateur, qui se doit de commencer par un accident, une blessure, quelque chose qui l’arrache de son quotidien, à l’instar de l’écriture elle-même, qui est en dehors de la réalité quotidienne.

L’aliénation semble être l’une de vos préoccupations; certains passages font penser à La Nausée de Sartre…

Et voilà ! Le passage dans le métro, où il voit les poutres, les corridors, les panneaux et les escaliers s’effondrer fait référence à La Nausée et à la scène où le héros voit les édifices s’effondrer au ralenti. Il est strictement dans le moment, dans sa projection, dans son éclatement. C’est un peu ce que je dis dans le passage où, après qu’il soit « inoculé du silence », il va vivre dans un temps qui se comprime, s’accélère, se suspend. Lorsqu’il s’effondre en éclats, c’est une métaphore pour exprimer le plan du roman : l’ellipse, la contraction, enfin bref, toutes les techniques littéraires qui servent à faire avancer ou ralentir une histoire.

De Sartre à Shakespeare, vous évoquez toute une série d’écrivains entre lesquels votre roman établit une fraternité…

La métaphore qui organise le roman se trouve au centre avec la figure que j’ai appelé « l’échelle de la souffrance ». Quand mon héros visite l’hôpital, qu’il a conscience de la souffrance en littérature et qu’il classifie les écrivains, la spirale des douleurs physiques qu’il observe tournoie sur elle-même. Lorsqu’on arrive au milieu de l’échelle et qu’on passe aux troubles somatiques, névrotiques et psychotiques, réapparaissent les stigmates des souffrances du plus bas degré, qui sont les blessures purement physiques. Cela dessine une spirale. Ensuite, le narrateur s’amuse à classer les auteurs selon cette forme, ce qui donne cette double hélicoïdale.

Si l’on se fie à votre roman, la souffrance est quelque chose de primaire pour un créateur; c’est cette antique blessure intime de laquelle origine de toute création. Ce postulat s’applique-t-il à votre pratique personnelle ou à la littérature en général ?

Oui, à toute la littérature. Évidemment, il y a des littératures plus sages, qui cherchent à répondre à des problèmes posés par d’autres, de façon strictement rationnelle. Lorsqu’un auteur décide de présenter un écrit sur une base très rationnelle, dans un essai par exemple, où il annonce sa thèse, cite des œuvres qui le précèdent et pointe le doigt vers des œuvres qui le contredisent, il fait l’effort considérable d’être compris au niveau strictement rationnel. Dans L’intime, l’un de ces écrivains que je cerne plus particulièrement est Herman Hesse. La hantise, dans Le loup des steppes, est au premier degré de lecture. Le suicide suit son personnage pas à pas. Partout où le héros pose son regard, il voit un monde aliéné. C’est l’inquiétude complète face à la vie. Dans Demian, le personnage principal s’identifie à Caïn, au meurtrier ; c’est aussi le cas de mon narrateur mais sans la prétention de Hesse qui pointait une communauté d’esprit au-delà de la morale : un peu nietzschéen ou jungien, l’idée de s’élever au-dessus des masses. On ne trouve pas trace des ces prétentions élitistes dans mon roman. Toutefois, il y a le voyage vers le côté sombre. Mon postulat, c’est que tous les gens souffrent.

Par sa structure, L’intime ne se rapproche-t-il pas de l’essai ?

Oui, en particulier dans le passage que j’appelle « l’échelle de la souffrance » (p.94). C’est Michel Tournier, dans Le vent paraclet, qui illustre le mieux ce concept. En fait, c’est un peu la technique littéraire qu’il a développée avec Vendredi ou La vie sauvage, Les météores et Le roi des Aulnes. Tournier est un philosophe, un métaphysicien qui tente d’encapsuler des idées à l’intérieur d’un roman. En adoptant cette manière d’écrire, je me suis imposé des problèmes techniques ardus : comment ne pas faire décrocher le lecteur, rester dans le ton romanesque, prendre le temps d’installer la blessure, l’hôpital comme lieu, avant d’amener « l’échelle de la souffrance » ? Dans L’intime, on sent qu’il y a une résistance de la part du héros à se plier aux volontés de son auteur. Alors que le personnage principal s’octroie une vie propre, l’auteur le poursuit pour le faire trébucher, lui casser un pied, quoi. Je crois que l’idée de cette « échelle » passe dans la structure du roman. Cependant, contrairement à l’essai, un roman reste ébauché, intriguant, incomplet, c’est une œuvre ouverte à l’interprétation, qui doit plutôt susciter la curiosité.

Paradoxalement, toute sérieuse soit-elle, la réflexion qui soutient L’intime n’exclut pas une bonne dose d’humour…

Oui, c’est vrai, et j’espère vraiment que mon roman fera rire. Un roman doit être ludique. Avant tout, il doit être marqué par ses aspects stylistiques, par le plaisir qu’on a à lire. Tout est dans la manière d’écrire. Dans L’intime, il y a un jeu de clins d’œil dans l’accusation que le narrateur se porte d’avoir tué quelqu’un. On comprend, à la lecture des trente premières pages, qu’on ne trouvera aucun cadavre dans l’histoire. Et j’espère que l’audace d’avoir poursuivi sur ce ton amusera pour le lecteur car il peut décider d’arrêter sa lecture ou, s’il accepte ce jeu, s’il accepte de suspendre son jugement pour entrer dans le roman, j’espère alors que L’intime lui paraîtra très amusant.

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