Elle porte plusieurs chapeaux qui attisent la curiosité : autrice, artiste de cirque ainsi que marraine d’allaitement et aide natale. En fait, Geneviève Drolet, également maman, semble s’abreuver directement à la source de la création. Mais avec son nouveau roman, Tirer la lune, elle s’aventure en eaux plus sombres, laissant le deuil planer sur sa protagoniste. Étienne est une femme, une sage-femme qui revient à sa première formation pour devenir l’infirmière à L’Isle-Verte. Insulaire, elle affronte un triple deuil : celui d’un enfant, d’un conjoint et d’une relation inexistante avec son beau-fils. Ce dernier vient la rejoindre sur l’île, ravivant les cicatrices et forçant la parole. Une plongée lumineuse — on vous l’assure — au cœur de la maternité, de ses défis et de ses beautés.

Vous abordez la question du deuil d’un enfant de quatre mois, et rares sont les romans qui font une place à cette thématique, ou à celle de la périnatalité. Pourquoi avoir voulu aborder de front le deuil du conjoint, de même que celui d’un bambin?
J’ai écrit ce roman alors que mon premier enfant venait de naître. J’ai découvert la maternité avec lui, et bien sûr, j’ai été subjuguée par mon nouveau rôle, par la responsabilité de garder en vie un être humain. J’en parle beaucoup dans mes carnets Les acrobaties domestiques sortis cet hiver.

Mon conjoint était déjà papa de deux jeunes filles. Elles adoraient leur nouveau petit frère et demandaient souvent de le prendre dans leurs bras. Parfois, un frisson me parcourait. Non seulement j’avais peur que quelque chose arrive à ce petit être, mais en plus, je songeais à toute l’implication d’un accident dans la vie de mes belles-filles. Je leur faisais confiance, mais j’avais de bonnes discussions avec mon conjoint sur nos peurs, sur la prise de risques, etc. La relation belle-mère/beaux-enfants a aussi été le vecteur de beaucoup de questionnements par rapport à l’attachement, à l’autorité, à l’amour, aux liens familiaux. J’ai réalisé en ayant mon premier enfant, à quel point la femme de mon père (ma deuxième maman), a fait preuve de générosité et de bienveillance envers moi, et que le rôle de belle-maman n’était pas une évidence pour moi. J’ai aussi compris que mon conjoint agit souvent en tampon entre ses enfants et moi, comme si je n’arrivais pas tout à fait à savoir quelle est ma place dans leur vie, quel est l’impact ou quelle est l’influence que j’exerce sur eux.

Pour le thème de l’exploration du deuil du conjoint, j’avais besoin qu’il soit absent du portrait afin qu’Étienne soit vraiment confrontée à la solitude et à la vulnérabilité pour continuer son processus de guérison avec Adam, son beau-fils. La mort de l’amoureux refait surgir le deuil non résolu de son enfant. C’était un processus étourdissant, car en toute honnêteté, je ne connaissais pratiquement rien au deuil quand j’ai écrit ce livre. J’ai lu plusieurs ouvrages sur le sujet du deuil périnatal, mais j’ai surtout puisé dans mes propres peurs. Comme Étienne, je suis encline à élaborer de nombreux scénarios catastrophes dans la vie de tous les jours.

Je réalise que le deuil commence par une imposition. Les événements malheureux nous sont souvent imposés. Puis, le deuil devient une action. On doit décider d’entamer tout ce travail ardu, parce qu’autrement, on n’arrive plus à vivre pleinement.

Toutes ces thématiques ont convergé vers Tirer la lune, que j’ai terminé d’écrire tout juste avant de donner naissance à mes jumeaux. Je savais que je manquerais de marge de manœuvre à leur arrivée. Le manuscrit a dormi dans mon ordinateur pendant deux ans, jusqu’à ce que j’aie le courage et le temps de le relire. Fanie Demeule [son éditrice] a fait preuve de clairvoyance en acceptant de travailler avec moi, car le manuscrit n’était pas le roman plus abouti qu’il est aujourd’hui.

Pour quiconque a suivi votre carrière d’écrivaine, on note le changement de cap opéré depuis Les acrobaties domestiques (mars 2022) : une littérature tournée davantage vers la maternité, mais, surtout, une écriture plus engagée. Dans ce nouveau roman, il est impossible de passer sous silence les nombreuses références au manque de bienveillance dans les salles d’obstétrique et à la surmédicalisation ou à l’hospitalisation de la maternité. Votre personnage principal, une sage-femme redevenue infirmière, y explique tout au long sa perception des choses et ses actions démontrent qu’il est possible de faire autrement. Vous êtes vous-même marraine d’allaitement et aide natale. Était-ce l’un de vos objectifs, de transmettre ce savoir par le biais de la littérature?
L’un de mes grands plaisirs en tant que lectrice est d’entrer en immersion dans un domaine que je ne connais pas du tout. Les auteurs et autrices qui réussissent à creuser un sujet en profondeur me fascinent et m’impressionnent. Donna Tartt, une autrice américaine, le fait avec brio. Elle parvient à glisser dans ses romans des tonnes d’informations sur un sujet donné, avec beaucoup de grâce et d’aplomb. J’adore avoir la sensation de m’instruire en plus de me divertir. J’essaie, avec Tirer la lune, de me rapprocher un peu de ce type d’écriture.

La périnatalité est pour moi une passion, et j’ai la chance d’œuvrer dans ce domaine. À force d’écouter les femmes me parler de leur expérience de naissance, j’ai eu envie de leur donner une voix qui va plus loin que les murs d’une salle communautaire. Au-delà d’une déception qui touche au déroulement incontrôlable d’une naissance, il y a celle qui témoigne d’un manque de soutien et de bienveillance dans le processus, ainsi qu’un manque de continuité dans les services. Ce que les femmes vivent dans l’un des moments les plus importants de leur vie est d’une importance inouïe. Si elles se sentent écoutées, comprises, si elles ont la sensation que le pouvoir leur est remis entre les mains (le terme « empowerment » qui se traduit si mal), elles sont souvent plus en paix avec le processus.

Il y a encore une certaine stigmatisation du métier de sage-femme et des maisons de naissance. On les croit moins sécuritaires, alors que les données nous prouvent le contraire. On a aussi bien intégré dans notre conscience collective que d’enfanter rime avec douleurs atroces, pieds qui poussent dans des étriers, déchirures de toutes parts, mauvais moment à passer, etc. Comme si le corps de la femme était défectueux. À force de se répéter ça, on en vient réellement à penser qu’on n’est pas capable de donner naissance sans des tonnes de machines et d’artifices. Je suis pour la réappropriation de la naissance par la femme, par la famille, peu importe la forme que ça prend. Mon souhait pour les futures générations est qu’on cesse de stigmatiser ce passage extraordinaire de nos vies, afin de le vivre avec plus de sérénité, plus de connexion.

Votre roman se déroule en partie à L’Isle-Verte. Comme dans Panik, on sent les habitants faisant partie d’une même communauté, on sent les éléments naturels faisant partie du processus de guérison du personnage. En quoi ces lieux éloignés vous inspirent-ils?
C’est une bonne question. J’ai peut-être tendance à choisir des lieux qui me permettent le huis clos, l’intimité. Un environnement qui nous force à nous recentrer, à plonger au fond des choses. Je suis une personne assez inconfortable en public (malgré mes presque trente années de carrière en tant qu’artiste de cirque) et je recherche constamment les interactions qui se passent uniquement entre deux personnes. J’ai l’impression de pouvoir contrôler un peu plus la mise en scène, que ce soit dans ma propre vie, ou celle de mes personnages.

Pour Tirer la lune, j’avais besoin d’un univers qui me permettait de forcer mes deux personnages principaux [Étienne et son beau-fils Adam] à enfin affronter leur passé. La routine quotidienne en ville permet difficilement ce tête-à-tête incisif. On peut toujours éviter les confrontations et « se sauver ». Sur cette petite île à l’est de Rivière-du-Loup, mes personnages sont pris au piège, même si c’est de leur plein gré, ou presque, qu’ils s’y sont rendus. Étienne navigue entre le malaise d’être dans un environnement un peu rude qu’elle apprécie seulement à faible dose, et son désir de poursuivre le rêve de son amoureux récemment décédé. Adam est en quelque sorte forcé à s’y rendre en raison de sa situation financière précaire. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’il s’astreint à passer du temps avec sa belle-mère. C’est son dernier recours, avant le naufrage.

L’île Verte a une histoire assez particulière en ce qui concerne le sauvetage des embarcations en difficulté. Elle abrite le plus vieux phare du Saint-Laurent. Je trouvais la symbolique vraiment intéressante pour ancrer mon récit, dont la thématique peut sembler rude et angoissante, mais qui, je l’espère, s’inscrit dans une recherche de lumière. J’aborde les deux extrémités de la vie : la naissance et la mort. Elles sont constamment confrontées l’une à l’autre, se chevauchent.

Votre personnage principal, une femme, s’appelle Étienne. Pourquoi ce choix?
C’est toujours un défi de trouver le prénom juste qui fonctionnera avec un personnage. Très souvent, les miens ont hérité de prénoms que j’aime, et que mes propres enfants n’ont pas portés, parce que je n’ai pas assez d’enfants! [rires] Le processus de nommer quelqu’un, un personnage, un animal, et même une peluche, me procure beaucoup de satisfaction, j’ai du mal à dire pourquoi. Ils sont porteurs du rêve d’unicité de leur personnalité. J’aime aussi les jeux de mots un peu ridicules. On a une peluche panda qui s’appelle « Pandamie », et un homard qui se nomme « Homard DeSerres », ce genre de chose…

Pour Étienne, je ne me souviens pas de l’inspiration exacte, mais a posteriori, je suis heureuse de mon choix. On est dans une période intéressante en ce qui concerne la fluidité des genres. Plusieurs prénoms fonctionnent pour les hommes comme pour les femmes, et je me suis demandé pourquoi certains ne sont pas aussi versatiles. Plusieurs noms attitrés au féminin ont pour suffixe « enne ». Alors, pourquoi pas Étienne pour une femme? Mon programme Antidote m’a bien sûr fait remarquer plusieurs fois que je n’accordais pas bien mes verbes, mais bon, c’est un problème mineur…

Photo : © Geneviève Drolet

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