C’est en combinant son élan pour l’écriture et sa force de conviction pour tout ce qui touche au respect de l’environnement que Gabrielle Filteau-Chiba a tracé les lignes de son œuvre qui compte jusqu’à ce jour trois opus qui prennent racine dans le genre du nature writing. Encabanée (2018), Sauvagines (2019) et le tout récent Bivouac (2021) ouvrent les fenêtres sur la prodigalité des forêts et nous donnent envie de nous lever pour assurer leur survivance.

En 2012, Gabrielle Filteau-Chiba décide de partir de la métropole pour s’installer seule dans une cabane du Kamouraska dans le Bas-Saint-Laurent. En traversant là-bas un premier hiver difficile gouverné par le froid, le manque de sommeil et la solitude, mais empreint d’une sérénité que le bois qui l’entoure sait lui transmettre, elle écrit Encabanée, sorte de carnet où se côtoient neige et épinettes, temps et silence, Hébert et Vigneault. « Incarner la femme au foyer au sein d’une forêt glaciale demeure, pour moi, l’acte le plus féministe que je puisse commettre, car c’est suivre mon instinct de femelle et me dessiner dans la neige et l’encre les étapes de mon affranchissement », écrit-elle. Suivra Sauvagines, un livre qui épouse résolument la forme du roman en mettant en scène une intrigue avec en filigrane une histoire d’amour, formant un unique cri du cœur pour la forêt, les bêtes et les sentiments humains. Avec Bivouac, le militantisme se fait de plus en plus présent par des actions collectives qui invitent à prendre part au mouvement citoyen en marche.

Les romans, qui sont reliés mais peuvent se lire individuellement, semblent soutenus par un temps différent, davantage issu du rythme naturel des saisons, un temps presque oublié par la cadence frénétique de nos vies jamais à l’arrêt. Mais ne serions-nous pas en train de nous illusionner sur l’efficacité qu’engendreraient nos courses contre la montre? « Je me rends compte que plus je ralentis mon mode de vie, plus je suis créative », annonce l’autrice. Et de la créativité, il en faut pour trouver des moyens de contrecarrer les projets qui mettent en péril l’équilibre de la nature. Les protagonistes de Bivouac n’en manquent pas d’ailleurs. On y rencontre un groupe organisé qui multiplie les opérations de sauvetage au risque de leur liberté. Par le truchement du personnage de Riopelle/Robin, on est aux premières loges des manifestations auxquelles se joindront Anouk et Raphaëlle, rencontrées dans les romans précédents. Chacun s’engage à la mesure de ses aptitudes. Pour Filteau-Chiba, par exemple, l’écriture est une manière avouée de canaliser une colère, de participer à la cause, d’informer sur le pillage des territoires et de faire entendre ceux et celles qui protestent. « C’est mon humble contribution à la lutte, précise-t-elle. Ce qui est important, c’est de mettre nos talents à bon escient, on n’est pas tous des escaladeurs de ponts et de gratte-ciel. » Elle mentionne à juste titre l’importance qu’ont toujours eue les livres durant les époques révolutionnaires, et sait que plusieurs choses qu’elle expose dans les siens ne pourraient pas être relayées dans les médias. D’où la pertinence d’avoir choisi le roman comme porte-voix.

Surtout, elle cherche le ton juste pour faire entendre l’urgence climatique sans provoquer un sentiment de culpabilité parce que les changements s’accomplissent par une mouvance positive et la volonté de célébrer le vivant. « Je ne veux pas être une moralisatrice, j’essaie de mettre de la beauté dans la lutte plutôt que de mettre des accusations », continue l’autrice, même si elle est consciente qu’elle peut en bousculer quelques-uns, mais cela a l’avantage de susciter les échanges et la discussion. Car si dans Encabanée la prise de conscience du problème environnemental pousse Anouk, la narratrice, à s’isoler du genre humain, ce n’est que par la force du nombre, on le voit bien dans Bivouac, que l’espoir est possible. « On ne peut pas survivre seuls, on est des êtres sociaux, exprime l’autrice. Au début de mon éveil environnemental, j’avais plus envie de fuir, mais maintenant, j’ai plus envie de collaborer. » C’est cet esprit de solidarité que transposera Gabrielle Filteau-Chiba dans son dernier roman. Pour mater le projet d’oléoduc qui risque d’empiéter sur la forêt, les écologistes et les citoyens conjugueront leurs efforts pour créer la résistance.

UNE ÉTROITE AMITIÉ
Cette envie de nature et de contrées sauvages chez Filteau-Chiba fait plutôt partie d’un besoin viscéral. Alors qu’elle naît et grandit à Montréal, elle se souvient des fins de semaine au chalet dans les Cantons-de-l’Est qui était comme un appel aux découvertes, comme une échappée. « La première chose que je faisais en arrivant au chalet, c’était de partir en courant dans la forêt pour voir si mon tipi avait survécu, se souvient-elle. Mes parents m’aidaient à faire la structure avec trois, quatre pôles solides, moi je mettais des branches. Je passais des journées entières à me fabriquer des cabanes. » Contre toute attente, ce monde en retrait de la ville que l’écrivaine a aujourd’hui retrouvé est beaucoup plus peuplé de liens véritables que lorsqu’elle était au cœur de Montréal où, malgré la foule, elle dit avoir souvent ressenti une grande solitude. Près des arbres, elle a petit à petit fait connaissance avec des personnes qui cultivent les mêmes valeurs, unies par la forêt. Son rêve le plus cher serait d’acheter une grande forêt et de la laisser vivre comme elle l’entend.

Le combat pour l’environnement englobe une pluralité de dimensions, à commencer par l’amour d’où jaillit le désir, celui de s’engager pour la nature à laquelle nous sommes reliés, mais aussi le désir physique qui est en continuité avec le caractère organique de la forêt. Dans Sauvagines, Anouk et Raphaëlle vivront ensemble cet embrasement des peaux. « Je peux me cambrer, je peux m’extasier, je peux m’écarter comme un livre ouvert, comme sa bouche que je fouille de ma langue abrasive : elle me permet tout. » De cet abandon surgit la confiance qui continuera à se déployer vers des visées communes et militantes qui ont aussi à voir avec la passion et la volonté d’une communion. « Je voulais montrer que les personnages étaient des êtres sensibles, ancrés dans leurs corps, dans leur habitat », renchérit l’autrice qui considère la forêt comme une amie indéfectible. Les sentiments redéfinissent les priorités pour les mener vers une vie plus libre où les lois marchandes ne dictent pas les façons de faire. Pour y arriver, la désobéissance est parfois nécessaire, selon Gabrielle Filteau-Chiba, même s’il serait préférable d’être entendus autrement. Elle la perçoit comme la légitime défense d’une nature portée par la parole et les actes des citoyens engagés. Cette mise en commun des efforts pourrait par ailleurs servir à une vraie réconciliation avec les peuples des Premières Nations.

Si l’écrivaine est de nature plutôt optimiste, elle constate que l’humanité est en péril et s’attriste en pensant que l’humain en est venu à détruire un équilibre qui était pourtant parfait. Pour conserver l’espérance, elle pense aux générations futures, à Flora, sa fille de 5 ans, et elle privilégie l’action. Elle est justement en train d’écrire son quatrième roman. « Mon prochain livre est campé dans le futur, annonce-t-elle. C’est un genre de dystopie sur le reboisement pour penser la forêt de demain. Est-ce qu’on continue à planter des deux par quatre ou on plante des arbres magnifiques en pensant aussi à la faune, pas juste à nos scieries et à nos jobs? » La question est posée, et on peut compter sur Gabrielle Filteau-Chiba, écologiste, féministe, souverainiste, pour veiller au grain.

Photo : © Véronique Kingsley

Publicité