Avec son autofiction La fille d’elle-même (Marchand de feuilles) qui relate le parcours d’une personne trans, non seulement l’autrice échafaude un récit d’où émane une perceptibilité affinée qui révèle une plume mature et personnelle, mais elle fait aussi œuvre utile en témoignant d’une réalité qui s’incarne en la longue traversée du désert d’une femme à la recherche d’elle-même.

Jointe au téléphone, l’actrice et autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay répond à chacune des questions avec le cœur. Elle est à l’image de son écriture : transparente et sincère. « Je crois que la force de l’humain réside dans la reconnaissance de sa vulnérabilité, exprime-t-elle. On ne peut pas avoir de courage sans peur. » En outre, un mélange de fragilité et d’assurance traverse tout le roman. Le fil du récit nous conduit dans les moments d’enfance d’une petite fille poreuse aux événements et qui, au bout du compte, fera de sa sensibilité un atout. Elle perçoit avec acuité ce qui se trame sous l’eau dormante, ce qui la plonge parfois dans des moments d’angoisse prégnants ou diffus, mais grâce à cette émotivité, elle peut aussi appréhender la beauté dans les instants furtifs et s’en servir comme rempart contre les intempéries. Car durant l’enfance, puis l’adolescence, elle est emprisonnée dans le corps d’un garçon. « Combien de miroirs me faut-il traverser pour enfin m’atteindre? », se questionne-t-elle, au milieu du chaos. Autant qu’il en faudra pour enfin parvenir à se mettre au monde.

Le personnage vit une jeunesse écartelée entre un père et une mère désunis, les moqueries de ses camarades et le sentiment d’être différente. Il était important pour l’autrice de mettre en scène une famille étiolée parce que plusieurs personnes trans ne reçoivent pas la compréhension dont ils ont besoin de la part de leurs proches, ce qui n’a pas été le cas pour elle. Par chance, la jeune fille du roman vivra une belle amitié avec Mathias, un garçon de l’école, qui viendra remplir sa vie de rires et de jeux. On assiste aux premiers émois de l’enfant lors de son séjour en camp de vacances. François, son moniteur, chasse toutes ses peurs et elle se sent enivrée par sa seule présence. « C’est la floraison des passions et au plus creux de mes reins, je sais déjà que je n’y échapperai plus jamais. » D’autres personnes bienfaitrices feront une différence dans sa vie, comme Martine, sa professeure, sa tante Manon, sa grand-mère. Puis il y aura Guillaume, avec qui elle vivra sa première grande histoire d’amour, en même temps qu’elle sera de plus en plus consciente du malaise qu’elle ressent de ne pas être née dans le bon corps. Une relation faite de hauts et de bas qui l’habitera longtemps, qui la construira autant qu’elle lui apportera désolation et déchirement. Des événements destructeurs affligeront la trajectoire de la jeune femme, comme la scène, éprouvante à supporter même pour le lecteur, où elle est victime d’un viol brutal. Plus tard, sa rencontre avec d’autres hommes la mènera constamment à repenser sa légitimité d’être qui elle est. « Je m’abreuve à même leur peau pour sauver la mienne. » L’estime d’elle-même reste perpétuellement à gagner.

Ça n’enlève rien à personne que l’autre veuille vivre sa propre vie.

Éclater les œillères
Avec ce livre, l’autrice ne cache pas son objectif d’« éveiller l’empathie chez les gens », car selon elle, c’est la méconnaissance qui fait courir les opinions préconçues. « L’ignorance engendre la peur qui engendre la violence, c’est un cercle vicieux et nous, on veut être dans un cercle vertueux, explique-t-elle. Les préjugés sont un symptôme du manque d’informations, de sensibilisation. Ça n’enlève rien à personne que l’autre veuille vivre sa propre vie. Comme je le dis d’entrée de jeu, si vous ne comprenez pas parlez-nous donc. » Pour atteindre les gens, elle choisit l’écriture qu’elle considère comme une deuxième nature chez elle, écrivant des histoires depuis l’âge de 11 ans. Ce roman, d’ailleurs, a commencé à s’écrire alors qu’elle avait 15 ans et qu’elle ne se doutait pas encore qu’elle était une femme trans. La forme hybride de l’œuvre, qui commence par un vibrant manifeste pour basculer dans le récit à la première personne, lui-même entrecoupé d’extraits de journaux intimes, bouscule l’ordre narratif attendu. Dans La fille d’elle-même, on construit à partir de soi et non de la norme, ce qui en fait un livre qui dépasse son sujet. Le chemin transidentitaire de la jeune femme nous donne la permission de nous questionner au grand jour sur les facettes de ce que nous sommes réellement et notre volonté d’épanouissement. Une fois traversé le mur des masques et du mensonge, le personnage peut toucher à une vérité difficile à ébranler. « Et cette authenticité-là, elle est contagieuse, soutient Boulianne-Tremblay. Elle va inspirer d’autres personnes, trans ou non, à vouloir arrêter de vivre d’illusions et de poursuivre leur propre vie comme elles la rêvent. » L’aventure en vaut la peine au bout du compte, même si les difficultés à surmonter sont nombreuses pour la narratrice et qu’il n’est pas aisé tous les jours de maintenir ses idéaux dans la ligne de mire.

Le trajet est long pour arriver à soi, mais lorsque Gabrielle Boulianne-Tremblay parle de sa route, elle retient la lumière. « Ça n’a pas toujours été le cas, mais présentement, je suis bien, affirme-t-elle. Je le savoure d’autant plus que je sais combien c’est précieux. » La fille d’elle-même est une première autofiction francophone écrite par une femme trans au Québec, mais elle souhaite que ce ne soit pas la dernière. Plus les voix se feront entendre, plus les mentalités s’ancreront dans une ouverture d’esprit où chacun aura la possibilité, fondamentale et essentielle, d’être ce qu’il est, simplement.

Photo : © Justine Latour

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