Il y a de ces apparitions qui « emmieutent » la constellation littéraire québécoise. Quand il s’agit d’une nouvelle voix déjà assumée, singulière et douée, il me semble que j’y vois quelque chose comme de l’espoir en ces temps pandémiques plus moroses. Il est rose vif, ce Filibuste, premier opus de Frédérique Côté. Rose avec des biches qui semblent un peu surprises de se retrouver sur une couverture. Ce roman s’assume à souhait. Il fait un bien fou.

J’ai tout aimé de ce texte : le rythme à la fois vibrant et téméraire, la forme inventive et maîtrisée, la structure narrative à trois niveaux, la langue près de l’oralité, sans jamais déraper outre mesure (je vieillis, merci de ne pas me brusquer…), les personnages complexes et signifiants. Frédérique Côté, 27 ans, et sa maison d’édition Le Cheval d’août ont bien fait d’attendre que soient passés les mois les plus intenses de la pandémie pour le faire naître, au terme du dépôt de sa maîtrise en création littéraire de l’Université McGill où cette perle a d’abord pris racine, en marge de ses recherches fascinantes sur la présence du fait divers dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère.

Dans Filibuste, le fait divers entre en scène à travers les dialogues et les pensées d’une mère et de ses trois filles (Delphine, Flavie et Bébé) au sujet du père de famille dont la vie bascule après un accident de la route. Cet homme-figurant, on ne l’entend pas : « On racontera son histoire, mais lui ne parlera pas », note la narratrice. Seule sa tragédie est évoquée par celles qui encaissent le coup, victimes collatérales chacune à leur manière avec leur personnalité, leurs atouts, leurs manques et leur rang dans la famille qui façonne les types de rapports entretenus avec les parents au fil du temps — surtout la mère, dans cette histoire. La mère qui a toujours été présente auprès de sa progéniture. La mère qui a gaffé, puis regretté. La mère, cette grande imparfaite qui ne se trouvera jamais adéquate et qui se pardonne trop peu.

Le grand dérangement
« Pour qu’un fait divers en soit un, il faut que ça concerne quelqu’un qui menait jusque-là une existence ordinaire. C’est un déraillement total d’une vie dite “normale”. J’aime que ce type de nouvelle apporte un aspect “sensationnaliste” à la littérature qui, elle, a ses lettres de noblesse. D’autant plus qu’il n’est pas éphémère ; il s’inscrit dans le temps, dit des choses sur notre société. La littérature lui donne d’ailleurs cette longévité », exprime la Montréalaise qui partage cette inclination avec la grande écrivaine américaine Maggie Nelson (Une partie rouge; Jane, un meurtre) que l’autrice affectionne particulièrement.

La manière dont s’inscrivent les téléréalités dans la culture populaire est aussi honorée par celle qui a non seulement été captivée à l’adolescence par leur avènement au petit écran dans la première décennie des années 2000, mais qui évolue aussi dans les coulisses de la télévision comme assistante-réalisatrice. Dans Filibuste, les réflexions des protagonistes au sujet de La téléréalité ponctuent leurs conversations comme celles du dimanche pendant lesquelles la mère toujours exaspérée sert son habituelle soupe-repas. « Si je tente de redorer la pop culture, j’essaie aussi de montrer qu’il n’y a rien de plus fort que des femmes qui se rencontrent et qui ont une expérience commune autour d’une même émission. Leurs discussions ne sont pas des sous-discours et ne valent pas moins malgré leur apparence de légèreté », exprime-t-elle.

Cette prise de parole de femmes, souvent ridiculisée ou dénigrée à tort par une certaine misogynie ambiante, s’avère néanmoins nécessaire tout en étant symptomatique d’une faille sociale d’inégalité persistante entre les sexes. C’est aussi dans cet écueil que le titre de ce roman inspiré par l’expression anglophone « filibuster » puise son sens : « Lili google les origines du mot filibuster, lit-on dans les premières pages du texte. Elle se demande combien de fois, dans une vie ordinaire, une femme se défend avec ses mots pour retarder l’inévitable. Peut-être une centaine. Peut-être plus. Quand elle est sur le point de perdre son emploi, quand on veut la quitter, quand elle cherche à s’éviter une contravention, quand elle doit affronter les surveillantes de son école qui inspectent la longueur de sa jupe […] Toutes les fois où son monde est au bord d’imploser et qu’elle n’a plus d’autres armes à sa disposition. »

L’arme fatale
« La parole est souvent la seule arme dont une femme va disposer, explique Frédérique Côté. Je trouvais que ce mot qui n’existait pas dans la langue française (et qui fait référence à une technique oratoire visant à retarder l’adoption d’une loi aux États-Unis) s’y prêtait bien. Il vient aussi du mot français “flibuste”, qui est pour sa part un acte de piraterie. C’est un peu ce que font celles qui combattent pour avoir la parole », précise-t-elle.

Dans plusieurs familles, pour les femmes, parler signifie aussi s’oxygéner les neurones, évacuer le trop-plein quotidien empreint d’innombrables tâches et de responsabilités qui ont longtemps été l’apanage quasi exclusif de la mère, en plus de son travail à l’extérieur du foyer. L’Histoire nous l’a démontré, certaines y ont laissé leur peau, d’autres ont commis l’irréparable. En toile de fond, Frédérique Côté s’est inspirée de cas réels de femmes qui ont un jour craqué. Se lisant comme de petits suspenses, des portraits sensibles et poignants de certaines d’entre elles gravitent autour de l’histoire centrale des filles et de leur mère : « […] Des cinq femmes présentes en entrevue, Renee Morris est la seule Blanche et la seule qui ait eu l’autorisation de sortir de prison après le meurtre de son premier fils. Comme les autres mères, elle racontera ses infanticides et remerciera Oprah de l’écouter sans la condamner. Oprah lui répondra qu’elle ne la juge pas parce que c’est ce qu’elle a trouvé à faire avec sa douleur. Oprah fait autre chose avec la sienne, et d’autres mères, ailleurs, en font autre chose encore », écrit la primoromancière qui entremêle ainsi à sa manière réalité et fiction. L’entreprise s’avère réussie, signe que les lettres peuvent concilier en cent quelque pages une pensée profonde, les constats d’une époque et une compréhension du monde à travers le large spectre de la culture populaire qui n’a pas souvent fait bon ménage avec la littérature. Ce roman est un épatant pied de nez à ce préjugé-là aussi.


Photo : © Justine Latour / Le Cheval d’août

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