L’écrivain Eric Dupont est un pur. Un vrai de vrai. Quand il aborde un sujet de fiction qui découle de faits réels, pendant quelques années, il cherche et cherche encore, il trouve, cogite, écrit, morcelle, découpe, peaufine, doute (bien sûr). Il lui arrive même de recommencer. Oui! Cette fois, pour son nouveau roman, La route du lilas, une œuvre majeure sur le plan du fond comme de la forme, il a même appris le portugais. Quand je vous dis qu’il est intense…

Il a lui-même l’air d’un personnage de roman, de ceux qui frappent l’imaginaire avec leur manière d’être passionnés par un sujet, d’en parler sans qu’on puisse sentir la fatigue s’emparer d’eux, avec conviction, au point d’ensorceler les autres. J’aimais déjà les lilas ; or, quand j’ai eu terminé la lecture du cinquième roman en carrière d’Eric Dupont, j’en aurais tartiné mes rôties le lendemain matin… Puis, après notre entretien dans son appartement du Plateau-Mont-Royal, je me serais illico réservé un billet d’avion pour le Brésil, j’aurais suivi des cours de portugais, tout lu sur la princesse Léopoldine et sur la reine de l’horticulture ornementale Isabella Preston, née au XIXe siècle, et encore sur…

C’est quand même fou le monde qu’il y a dans cet opus-là ! Plus encore que dans La fiancée américaine, qui lui a permis, à sa parution en 2012, de remporter notamment le Prix des libraires du Québec, le Prix des collégiens et, surtout, le plus précieux sans aucun doute : gagner le cœur de 60 000 lecteurs. Et heureusement qu’il est lu, parce qu’il fait partie de ceux qui écrivent pour « emmieuter » leur société, lui « faire du bien ». Ce n’est évidemment pas lui qui le dit, il n’aurait pas cette prétention. Cette fois, dans La route du lilas, la condition féminine est à l’honneur. Près de 3 000 ans après que Télémaque, dans L’Odyssée d’Homère, eut imploré sa mère de « la fermer », réclamant ainsi sa domination masculine en l’absence d’Ulysse, si les mentalités ont évolué, rien n’est pourtant gagné. En effet, il s’agit du premier cas d’une longue lignée de tentatives (et de réussites) d’exclure les femmes du discours public, nous rappelle la professeure anglaise Mary Beard dans son récent manifeste Les femmes et le pouvoir. Dans la foulée du récent mouvement salutaire #moiaussi, cette exclusion des femmes en littérature a été dénoncée, car des livres en faisant état ont depuis été publiés. Grand bien nous fasse.

Le nez des femmes
Bien qu’amorcée cinq ans avant #moiaussi, La route du lilas est porté par la voix de femmes, toutes envoûtantes chacune à leur façon, surtout les trois qui traversent l’Amérique en suivant la floraison du lilas pour, entre autres, profiter ainsi le plus longtemps possible de ses parfums uniques. « Il y a quelques années, j’étais dans le sud de l’Ontario, à Hamilton, au Royal Botanical Garden, où se déroulait le Festival du lilas, et c’est à ce moment que je me suis vu faire la route du lilas avec tous les gens que j’aime », explique celui qui a imaginé un tel chemin et qui déplore (comme tous les fous de lilas) qu’il ne fleurisse que pendant trois mois en des lieux différents.
Dans sa jeunesse à Matane en Gaspésie, pour des raisons climatiques, l’éclosion se produisait un mois après celle de Montréal. C’est aussi dans ce coin de pays que l’odeur est venue chatouiller ses narines pour la première fois, chargée depuis de souvenirs parfois tendres, parfois tristes, mais ne le laissant jamais insensible, d’où la magie singulière de ces fleurs qui forment la charpente du texte autour duquel se greffent des femmes que l’écrivain adore, certaines ayant existé, d’autres pas, mais qui ont en commun d’être combatives, de chercher une manière d’être libres et d’aimer sans qu’on leur coupe les ailes.

S’il a écrit sa foisonnante histoire de 592 pages au Québec, mais aussi au Maroc, en Italie et en France, c’est au Brésil que celui qui bouge beaucoup pour accompagner son conjoint qui exerce une profession exigeant plusieurs déplacements a vécu une sorte d’illumination créatrice. Eric Dupont, qui est aussi professeur de traduction à l’Université McGill, n’en est pas revenu des injustices et des violences vécues par les femmes de ce pays. Il affirme que chaque année, entre 4 000 et 5 000 femmes y sont victimes de crimes d’honneur…

Prière d’en faire une thèse
De son indignation à l’endroit de ces femmes violentées — au Québec, une dizaine sont tuées annuellement par jalousie — sont nés des pans importants de son roman si difficile à résumer en un seul article — une thèse serait d’ailleurs préférable. « La violence masculine contre la femme fait partie de mes plus anciens souvenirs d’enfance… d’où le sujet qui ne peut pas me laisser indifférent. Et au Brésil, cette violence n’est pas prise au sérieux. Elles savent qui les tue et qui va les tuer… C’est peut-être lourd comme thématique, mais je ne peux plus fermer les yeux. Je me demande si l’humanité va continuer — et de quelle manière — quand sa moitié est toujours menacée par l’autre de disparition, d’anéantissement, d’humiliation. Je ne pense pas qu’on fera de réels progrès sociaux tant que ce problème-là ne sera pas éradiqué, tant que les hommes ne s’en occuperont pas, car c’est eux qui pratiquent la violence, ils font donc partie de la solution », s’indigne-t-il, la voix nouée par l’émotion.

Si le sujet est exploité autant avec pragmatisme qu’avec émotions, la forme complexe de ce dense roman, dont la lecture demeure fluide, traduit la manière authentique de penser de l’auteur; capable qu’il est d’investir plusieurs territoires en même temps, de créer des ponts entre plusieurs protagonistes et leur époque. « Ma vie a été faite comme ça, j’ai été “barouetté”, il a fallu m’adapter, m’habituer à vivre avec plusieurs récits dans ma tête, car ma sœur et moi, on changeait souvent de parents, sans compter les nombreuses compagnes de mon père, qui avaient toutes leur vécu. » C’est ainsi que très tôt dans sa vie, il est devenu auteur; capable de faire cohabiter en lui plusieurs histoires, des petits romans qui finissaient par se parler entre eux dans sa tête. Comme il a une mémoire phénoménale — je l’aurais écouté pendant des heures me parler de cette étrange princesse Léopoldine de Habsbourg —, il est « habité » en permanence, au grand plaisir de son lectorat qui devrait se prendre une semaine complète de vacances (tiens, pourquoi pas au Brésil?) pour plonger dans ce nouvel univers dupontesque.


Photo : © Sarah Scott

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