Éric Dupont: Tout donner

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Il s’agit de 558 pages écrites en minuscules caractères. Qu’à cela ne tienne, La fiancée américaine, quatrième opus d’Éric Dupont, captive et ensorcelle. Un soupçon de magie émane de ce roman qui a rendu dingo son créateur. Encore essoufflé et profondément habité par son texte, l’auteur émerge finalement, au sortir de sept années de recherche exhaustive. 

« Je suis vidé, j’ai la cervelle à terre. J’ai tout mis là-dedans. Est-ce trop? Ça a été une torture, j’ai tout laissé de côté pour l’écrire, j’ai même perdu mes amis. Ma vie est là-dedans », déclare Éric Dupont derrière ses petites lunettes à monture fine qui lui donnent l’air d’un premier de classe, l’œil réjoui, à nouveau libre. À entendre son cri de victoire, on a presque envie de lui sauter au cou, de le rassurer et de lui dire que ses efforts n’auront pas été vains.

Oui, Michel, Magda, Gabriel, Madelaine, Cheval, Solange et compagnie trouveront preneurs. À travers leurs histoires, déclinées sur près d’un siècle et se déroulant à Berlin, Rome, Rivière-du-Loup ou New York, des larmes, du feu, des passions, de l’amour, des interdits, des transgressions, des péchés, de la soumission, du refoulement façonnent la vie de quatre générations de Dupont… Tous les éléments sont rassemblés pour faire de cette saga grandiose tissée de rebondissements une de ces œuvres qui portent l’âme de l’humanité dans ce qu’elle a de plus vil et de plus beau à la fois.

Portraits de femmes
Et ce sont plus souvent les femmes, à l’avant-plan du roman, qui assurent ce transport de l’âme : ces mères, ces amoureuses, ces damnées, celles qui se sont tues ou qui ont osé s’ouvrir la trappe… à leurs risques et périls. De courageuses femmes, fortes et dignes, comme la mère d’Éric Dupont, qu’il n’a pas vue beaucoup durant son enfance et son adolescence gaspésienne. La famille Dupont, du côté de son père, ne lui en faisait pas un portrait très glorieux. Et pourtant… « Ma mère était loin d’être une folle ou une idiote, bien au contraire », s’exclame l’écrivain qui a eu plusieurs entretiens avec elle pour s’inspirer de la condition des femmes dans les années 60. « Au-delà du message qui teinte ce livre, il y a donc elle, Micheline Raymond, qui, sans le savoir, m’a dicté le premier chapitre. Elle a jeté de la lumière sur toute une famille dont on n’entendait jamais parler. Les Dupont les considéraient comme des sauvages. » En reconnectant avec le passé du côté maternel, l’auteur réécrivait en même temps que les pages de La fiancée américaine, celles de son histoire personnelle.

Une fiancée qui est aussi née d’une anecdote racontée par son père, un policier à la retraite qui était sensible aux valeurs sociales de la gauche. « Il m’a révélé, quand j’avais 19 ou 20  ans, l’histoire d’une de ses innombrables amantes qui était tombée enceinte à 18 ans. Sa mère l’avait forcée à prendre l’autobus de Matane jusqu’à New York en plein hiver pour aller se faire avorter. C’était en 1968. Ça coûtait 300$ et elle n’avait pas un sou de plus pour dormir là-bas avant de reprendre l’autobus. Et elle devait garder ça secret en plus, ajoute-t-il. L’image de cette femme que je n’ai jamais connue était forte et n’est jamais sortie de ma tête. »

Puis, pour ajouter au chapelet de souffrances qui ont donné l’impulsion à l’auteur-éponge, Dupont, le père, qui a vécu un moment en Allemagne durant ses études, se souvenait de ses voisines berlinoises qui l’avaient pris sous leur aile, de leurs manières de raconter la déportation allemande durant la Seconde Guerre mondiale, de l’exil obligatoire. Ça faisait beaucoup de fascination en un seul homme. De quoi nourrir des nuits d’insomnie…

Des personnages prenants
Assez aussi pour le faire écrire quotidiennement, dès minuit, au retour de ses séances de conditionnement physique et d’enseignement à McGill. Quelques gorgées de scotch et il s’endormait jusqu’à midi, juste à temps pour préparer ses cours du soir. Une vie de « moine » pour celui qui pimentait son processus créatif de voyages au cours desquels il fit des découvertes bien nourrissantes. La matière acquise en voyage a aussi servi à engraisser cette pièce de résistance qui a donné un peu de fil à retordre à Mélanie Vincelette, son éditrice au Marchand de feuilles; à ce point qu’elle lui a fait couper la moitié des personnages. « Le grand défi était d’éliminer des voix qui remplissaient la même fonction que d’autres personnages et que je pouvais fusionner. J’ai passé beaucoup de temps à réorganiser le texte dans ce sens-là », se souvient-il.

Nul doute là-dessus : à entendre l’auteur parler affectueusement de sa Solange – qui était pas mal « tannante », voulant toujours prendre plus de place entre les lignes – ou à le sentir ému lorsqu’il note une des frasques de Magda, ses personnages transportent son univers foisonnant sur leurs frêles épaules avec une infinie délicatesse. Aussi imposant soit-il, le roman en entier oscille entre légèreté et profondeur. Dupont est un des rares écrivains à maîtriser la conjugaison de ces deux principes antagonistes. Comme l’écrivain John Irving, un de ses maîtres à penser, Éric Dupont voue un culte au travail des protagonistes en cours de création. « Pour créer un cuisinier, il [Irving] s’est fait embaucher pendant six mois dans un resto français de Toronto. C’est un processus auquel je crois. »

Il s’en confesse aussi, en cours d’écriture, il n’avait pas beaucoup d’autres sujets de conversations que cette fameuse « Fiancée américaine » qui a d’abord porté le titre provisoire « Le voyage d’hiver ». Un clin d’œil à Franz Schubert auquel a aussi pensé la Belge Amélie Nothomb en titrant ainsi son dix-huitième roman. Un clin d’œil également à ce voyage intérieur qu’Éric Dupont lui-même faisait, au seuil de la quarantaine, en revisitant ses racines, son passé et celui de ses parents qui traînent derrière eux des histoires pas banales. « Peut-être qu’avant je n’aurais pas pu avoir ce regard sur eux, comprendre certaines décisions qu’ils ont prises et comment ils en sont arrivés là. » L’écrivain clame le tout en un souffle, comme s’il était encore assis sur le bout de sa chaise, face à cet immense projet. Celui de sa vie.

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