Elena Botchorichvili : Requiem géorgien

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« J'ai décidé d'écrire un opéra où tous les personnages sont des morts. Ils se présentent dans l'autre monde et attendent leur rencontre avec Dieu. » Voilà en quels termes s'exprime le narrateur et héros du nouveau livre d'Elena Botchorichvili, qui tente d'exorciser par l'écriture la perte de son amour, la belle Iya. Alternant entre l'œuvre absurde aux accents kafkaïens du narrateur et le tableau d'un pays déchiré par la guerre civile, ce récit bref et dense prolonge en quelque sorte le propos du Tiroir au papillon, premier roman de l'auteure d'origine géorgienne fort bien accueilli par la critique.

En deuil de sa bien-aimée, prisonnier d’une ville dévastée, votre héros choisit d’écrire un opéra. Est-ce dire que la création artistique permet de transcender la douleur et l’horreur quand elles deviennent quotidiennes ?

Oui, probablement. Je crois que dans de pareilles circonstances – une guerre, un conflit armé, appelez ça comme vous le voulez – les seules choses qui puissent nous garder en vie, c’est la beauté, l’amour. Seules ces choses pures sont susceptibles de nous aider à survivre lorsque nous sommes confrontés à l’horreur. Aussi nous attachons-nous davantage à elles que d’ordinaire. En temps de guerre, tout change, tout est ouvert à la remise en question, à commencer par nos valeurs. Ce qui nous semblait important la veille peut nous paraître soudain totalement insignifiant. C’est pourquoi l’art est l’une des rares choses qui aide à survivre.

À un moment donné, votre narrateur laisse entendre qu’il est nécessaire de croire en quelque chose de mystique si l’on veut traverser de telles épreuves; pourtant, paradoxalement, il se présente comme un athée…

Il ne veut pas faire comme les autres, il ne veut pas souscrire à des croyances mystiques. Il refuse l’idée que ses congénères et lui soient condamnés par Dieu à payer pour leurs offenses. Il n’est pas comme eux, il veut être lui-même et il reste convaincu qu’il doit y avoir une explication logique et rationnelle à ce qu’ils vivent. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas d’explication logique.

N’est-il pas ironique qu’un incroyant tel que lui choisisse de représenter la vie après la mort comme un enfer bureaucratique très similaire à l’idée que l’on se fait des machines étatiques soviétiques, ainsi qu’il le fait dans son opéra?

Sans doute. L’autre jour, au lancement de ce livre à Paris, l’écrivain chargé de présenter Michel Quint a dit qu’il voyait dans ce livre l’expression de ce qu’il appelle le « fatalisme slave ». Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, je ne suis pas sûre de savoir ce qu’on entend par « fatalisme slave » ou « fatalisme géorgien ». Je crois cependant que lorsqu’un artiste a une idée, cette idée peut être « naturalisée » en quelque sorte. Ce que nous créons, ce que nous inventons est marqué par notre réalité, par le contexte qui l’a inspiré, même quand cette création exprime une volonté d’échapper à notre réalité.

Candidement, nous qui regardions l’URSS de loin avions l’impression que le communisme avait réussi à liquider tout l’héritage chrétien dans les pays soviétiques. Ce n’est apparemment pas le cas si l’on se fie à votre livre…

Oh, ils ont essayé très fort, croyez-moi. Et, dans certaines républiques, ils ont même assez bien réussi. S’ils n’y sont pas tout à fait parvenus en Géorgie, c’est sans doute parce que mon peuple est un peuple têtu, qui a toujours fait le contraire de ce qui lui était imposé de l’extérieur, peu importe le régime. Cela dit, même maintenant que le bloc soviétique s’est effrité, les Géorgiens ne sont pas plus heureux de leur gouvernement…

Dans votre livre, il se trouve même des gens qui regrettent l’époque de l’URSS. Comment perçoit-on aujourd’hui la chute du Mur de Berlin, chez vous, dix ans plus tard ?

Je pense que c’est une bonne chose que l’URSS se soit dissoute. Il était inévitable que cela arrive. Ce que j’aime moins, c’est la manière dont ça s’est passé. Il aurait fallu que le changement de régime s’effectue plus progressivement, sans brusquerie. Or, il n’y a eu aucune transition. Et même si tout le monde sentait bien que ce n’était qu’une question de temps avant que l’URSS se dissolve, il m’apparaît évident que nous n’étions pas préparés. Dans mon premier livre, Le tiroir au papillon, j’aborde cette question. En fin de compte, je crois que même quand une mort est annoncée, on n’est jamais tout à fait prêt à y faire face. Les petites gens ont beaucoup souffert de l’effritement du bloc soviétique, et c’est sans doute pourquoi ils ont fini par idéaliser le régime et à ne se rappeler que de ses rares aspects positifs. Ils ont oublié qu’il était impossible de plaisanter entre amis si on était trois personnes parce qu’il était inévitable que l’un de nous irait tout raconter au KGB ! (Rires) Tout ça, ils l’ont oublié. Ils se souviennent juste qu’il y avait toujours du beurre au magasin et qu’il était rare qu’on fasse la queue pour acheter du pain.

En blagues, Estaté, l’ami de votre héros, laisse entendre que Gorbatchev était en fait à la solde de Washington ; est-ce une impression très répandue chez vous ?

Vous savez, il y a cette expression chez les Grecs selon laquelle lorsque quelque chose va mal, il faut absolument trouver quelqu’un à qui faire porter le chapeau. Il était manifestement dans l’intérêt des Américains de voir s’effriter le bloc soviétique, de manière à ce que les États-Unis se voient consacrés seule superpuissance mondiale. Alors ce n’est pas étonnant que cette blague ait couru sur le compte de Gorbatchev, même si tout le monde sait pertinemment que jamais le KGB n’aurait permis à un espion américain de devenir président de l’URSS. (Rires)

Deux moments clés de votre livre s’opposent par la présence d’oiseaux forts différents : ces pigeons peints en rose par vos héros et ces corbeaux qui survolent le cimetière au moment de la mort de la bien-aimée; comment interpréter cette symbolique?

Ces pigeons, vous l’avez remarqué, étaient gris dans un ciel gris; on les a peints en rose simplement pour essayer de mettre un peu de couleurs dans une existence terne, de faire renaître la beauté. Ce n’est pas innocent si le personnage d’Anouchka, qui voudrait être mince et conforme à certains stéréotypes, remercie Dieu de n’avoir pas privé le monde de beauté. Les corbeaux symbolisent évidemment la guerre, la mort qui frappe à l’aveuglette des victimes innocentes. Ce sont toujours les innocents qui meurent en premier, en temps de guerre. La guerre emporte toujours les innocents, les plus naïfs, les plus patriotiques d’abord…

Comment percevez-vous le patriotisme ? Est-ce quelque chose de positif ou négatif à vos yeux ?

S’il ne verse pas dans le fanatisme, je n’ai rien contre. Il faut toujours savoir teinter son patriotisme d’un peu d’ironie, d’autodérision. Mais c’est également vrai de n’importe quel sentiment, même le plus pur, que vous avez dans votre cœur.

Votre narrateur prétend ne connaître qu’une chanson française et c’est naturellement La Marseillaise; ce n’est sans doute pas un hasard, quand on songe aux connotations ultra-patriotiques du texte…

Vous savez, il s’agit réellement d’une des seules chansons étrangères qu’on nous autorisait à écouter en URSS. La censure était vraiment terrible : La Marseillaise avait été jugée convenable, parce que c’était une chanson pour le peuple.

Vous venez d’évoquer la censure et il y a d’ailleurs des passages de votre livre qui nous invitent à méditer sur la fonction des médias en temps de guerre, un sujet de réflexion tout à fait d’actualité.

Je crois que ce qu’on a vécu en Géorgie ne diffère pas tellement de ce que d’autres peuples ont connu, que ce soit en Yougoslavie ou ailleurs sur la planète. Et ça n’a rien à voir avec le nombre de victimes. Une mort, rien qu’une, c’est déjà une mort de trop parce que la vie est un don précieux. On ne peut pas mesurer l’importance des conflits, les hiérarchiser en fonction du nombre de victimes. Il y a toujours quelqu’un qui aime la personne qui se fait tuer, et c’est en fin de compte le survivant qui souffre davantage, c’est avec lui qu’il faut sympathiser.

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