Écrire le sexe

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«S'il n'y avait pas, de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie?» s'interroge le sulfureux Michel Houellebecq dans Plateforme. Le sexe, l'amour, la baise: trois variations sur le même thème qui, comme dans la vie, tiennent une grande place dans la littérature contemporaine. Mais comment écrit-on une scène de sexe de qualité? Pour éclaircir ce mystère, le libraire s'est tourné vers cinq auteurs québécois, deux femmes et trois hommes, qui révèlent, crûment et sans détour, comment écrire le sexe. Lunettes de lecture XXX exigées.

JEAN-SIMON DESROCHERS, AUTEUR DU SABLIER DES SOLITUDES ET DE LA CANICULE DES PAUVRES (LES HERBES ROUGES)

Qu’est-ce qui caractérise une bonne scène de sexe dans un roman?
D’abord, elle doit servir le récit. Il ne faut pas que ce soit un effet, comme un peu plus de sucre glace sur une pâtisserie trop sèche. Dans mes deux livres, le sexe est une façon de parvenir à une écriture du corps très peu mystique, très biologique. Je n’érotise pas. J’écris des scènes de sexe sans aucune forme de retenue. Je ne me retiens pas pour décrire un mur, je ne me retiens donc pas pour décrire quelqu’un qui éjacule dans quelqu’un d’autre. Si on peut extraire une scène de sexe d’un livre, c’est qu’elle est inutile.

Quels sont les écueils à éviter?
Le langage est un réel défi: ça peut rapidement devenir cliché et archimauvais. Or dans une société de l’image, on ne peut jamais complètement éviter les clichés.

Comment se déroule, pour vous, l’écriture d’une de ces scènes?
Que je décrive un personnage qui met de l’essence dans une voiture ou une scène d’orgie, mon niveau d’exigence et le niveau de complexité d’écriture sont les mêmes. Et je prends un plaisir équivalent à écrire ces scènes. Puisqu’il n’y aucun élément d’autofiction dans ce que j’écris, mon niveau d’amusement est complet. Je suis un peu comme un enfant qui construit une maquette et qui joue ensuite avec ses figurines toute la journée.

Pensez-vous que l’omniprésence de la porno a une influence sur l’écriture des scènes de sexe actuelles? Est-ce qu’elle pousse les auteurs à faire toujours plus trash?
Je ne pense pas qu’on puisse faire plus trash que le Marquis de Sade. Quand j’ai écrit La canicule des pauvres, je me suis dit: «si ce livre est lu par quelqu’un qui a 17 ans aujourd’hui, cette personne aura vu mille fois plus d’images pornos que moi j’en avais vues à l’époque!» J’ai 35 ans et, quand j’étais jeune, la porno pour moi était entouré de mystère. C’était payer quelqu’un pour qu’il achète un magazine porno à ma place en espérant qu’il n’allait pas s’enfuir avec l’argent. C’était aller chez un ami et découvrir la cachette de VHS pornos de son père… Maintenant, avec Internet, tout le monde consomme de la porno, tout le monde hurle SEXE! Ceci dit, j’ai connu des religieuses qui n’avaient jamais connu un homme, mais qui parvenaient à parler de jouissance mieux que des gens qui ont eu quatorze partenaires dans le dernier mois.

MARIE-SISSI LABRÈCHE, NOTAMMENT AUTEURE DE LA BRÈCHE ET BORDERLINE (BORÉAL)

Qu’est-ce qui fait une bonne scène de sexe en littérature?
Ça dépend du but qu’on veut atteindre. Si on veut exciter, ça dépend encore d’un paquet de choses… comme ce qui excite la personne qui nous lit. Dans mes scènes de sexe, je dénature l’émotion, je dénature l’érotisme. J’empoisonne l’érotisme. Le sexe ne va pas de soi, mes héroïnes s’offrent en pâture. Alors, je ne suis pas certaine, encore aujourd’hui, que je les aie écrites pour exciter.

Qu’est-ce qui en fait une mauvaise?
Je n’aime pas l’érotisme fleur bleue. Je n’aime pas quand ça baigne dans les sentiments. La sexualité «Bleue nuit», très peu pour moi. Qu’on me montre des chattes, des queues, qu’on ne cache rien. Qu’on ne fasse pas semblant. Que ça ait l’air authentique le plus possible et que ça sorte de l’ordinaire.

Le titre de votre dernier recueil de nouvelles est Amours et autres violences. L’amour est-il nécessairement une violence?
Aujourd’hui, je dirais non. Mais à l’époque de l’écriture de ces nouvelles (certaines remontent à ma jeune vingtaine), je ne savais pas ce que c’était qu’aimer, s’aimer ou aimer les autres. Or, l’amour, c’est un langage. Donc, comment parler arabe quand on ne sait pas parler arabe? L’amour pour moi, c’était nécessairement quelque chose qui faisait mal, qui risquait de se retourner contre moi, il fallait que je m’en protège. Et comment s’en protéger? N’être qu’un corps déplogué des sentiments. Voilà ce que j’ai expérimenté dans l’écriture de ces nouvelles. Concernant le sexe? Je dirais que oui, par contre, ça prend une certaine dose de violence. L’homme prend la femme, la pénètre, il y a quelque chose de sauvage, de violent. Il faut se brancher sur le côté animal en soi lors de la sexualité. Or, dans le règne animal, le sexe ne va pas de soi. Pensons à la chatte qu’on entend crier lorsque le mâle la prend.

Vous écrivez de l’autofiction et avez dit être «vraiment collée à des héroïnes qui [vous] ressemblent.» Vous souciez-vous du regard des autres sur votre oeuvre? Sur vous?
Ben oui, malheureusement. Et c’est pire depuis que j’ai un bébé. Je n’ai pas envie qu’on pense que la mère de ce beau petit roux est une dépravée. C’est pour cela que j’ai eu peur de laisser paraître ce livre (il devait sortir à l’automne et j’ai paniqué). J’ai dû me raisonner et me dire qu’après tout la majorité de ces nouvelles avaient été écrites il y a longtemps. Et puis, concernant l’autofiction, ce recueil n’est pas un recueil de nouvelles d’autofiction. Là, on a affaire à de la fiction. Il n’y a que «Montréal la marge au coeur», la dernière nouvelle, qui est autobiographique.

Est-ce que, pour vous, l’écriture des scènes est fluide, ou bien est-ce que vous devez vous battre avec ces passages?
Est-ce fluide? Oh! que oui! Je ne sais pas d’où ça me vient, mais ça sort de moi tellement facilement. Ça coule de source! Hihihi! Je n’ai pratiquement jamais à retravailler ces scènes. Peut-être est-ce parce que je n’ai pas appris la censure, enfant, alors je n’ai pas une voix (surmoi) à l’intérieur de moi qui dit que ça ne se fait pas?

NEIL BISSOONDATH, AUTEUR DE SIX ROMANS DONT CARTES POSTALES DE L’ENFER (BORÉAL) ET PROFESSEUR TITULAIRE AU DÉPARTEMENT DE LITTÉRATURE ET DE CRÉATION LITTÉRAIRE DE L’UNIVERSITÉ LAVAL.

Comment écrire une bonne scène érotique?
C’est quasiment impossible à définir, car ce qui est érotique dépend de chacun: ce qui est érotique pour certains peut être porno pour d’autres. Une scène érotique, c’est un moment où les personnages se dévoilent vraiment, où ils se révèlent. Baisentils? Font-ils l’amour? La scène doit être justifiée par la situation, par les personnages. Elle ne doit pas laisser le lecteur indifférent: elle doit même l’allumer. Car si un roman vient nous chercher sur le plan émotif et sur le plan intellectuel, alors pourquoi ne viendrait-il pas nous chercher sur le plan sexuel? Une scène érotique devrait avoir également un effet physique, émotionnel, intellectuel. C’est presque impossible à réussir.

Comment se déroule, pour vous, l’écriture d’une de ces scènes?
Ce n’est pas différent des autres scènes que j’écris. Ce sont toujours les personnages qui dictent l’action. Le défi est de trouver le langage qui convient, d’éviter les clichés. Même les plus grands auteurs sombrent parfois dans le cliché! Trouver le rythme est également un élément très important. Une scène de sexe est une scène d’action.

Dans votre cours de création littéraire à l’Université Laval, un des exercices que vous proposez aux étudiants est de rédiger une scène de sexe. Pourquoi?
Parce que c’est le plus grand défi des écrivains. Si je demande aux étudiants d’écrire une scène de violence: il n’y a aucun problème. Une scène pleine d’émotions? Aucun problème. Mais une scène érotique… C’est extrêmement difficile. Les jeunes auteurs ont l’impression de se dévoiler, surtout les jeunes étudiantes, qui montrent tous leurs textes à leurs parents et qui se disent «je ne peux pas montrer celui-là à ma mère.» Mais je donne cet exercice, car je considère qu’en tant qu’écrivain, il ne faut jamais éviter les défis. Chaque livre, chaque nouvelle, devrait être un nouveau défi. Il faut sortir de sa zone de confort, avoir le courage d’écrire.

GENEVIÈVE DROLET, ARTISTE DE CIRQUE ET AUTEURE DE SEXE CHRONIQUE (COUPS DE TÊTE).

Votre premier roman s’intitule Sexe chronique. Pourquoi avoir choisi ce titre?
Pour illustrer une relation malsaine. «Chronique», doit s’entendre dans le sens d’une maladie chronique, qui revient périodiquement.

Qu’est-ce qui caractérise une bonne scène de sexe dans un roman?
Il n’y a pas de recette. Chaque lecteur va aimer une scène selon ses goûts. Je les écris comme j’aime les retrouver dans la littérature: surprenantes, un peu plaquées, directes, réalistes. J’évite la poésie, les fioritures, car j’ai l’impression que c’est un peu comme de rajouter des paillettes. C’est beau dans sa manière d’être vrai, cru, humain. Une bonne scène de sexe crée un questionnement par rapport à des situations que l’on vit tous.

Et une mauvaise?
C’est une scène dans laquelle on voit que l’auteur est gêné d’écrire, qu’il y a un malaise. Une scène où on dirait que l’auteur rit de lui-même.

Comment se déroule, pour vous, l’écriture d’une de ces scènes? Est-ce naturel et fluide? Est-ce un travail acharné?
Ça coule assez bien, peut-être même un peu trop (rires). C’est tellement naturel, j’ai presque envie d’écrire uniquement des scènes comme ça. Avec Sexe chronique, je voulais créer une espèce d’anthologie de ces scènes. J’aurais aimé avoir pu lire ce livre quand j’étais adolescente, pour m’avertir moi-même que même si les parents te disent «ne fais pas ça!», il est important de vivre ces choses-là.

Chaque année, un magazine littéraire anglais remet le «Bad Sex Award» à la pire scène de sexe en littérature. Invariablement, parmi les sélectionnés, on retrouve 80 à 90% d’hommes. Pensez-vous que les femmes écrivent mieux sur le sexe que les hommes?
Oui, je le pense. Et je crois savoir pourquoi. Entre filles, on passe notre vie à se décrire des scènes de sexe: parfois ça frise les oreilles tellement on se donne des détails! On a un désir d’en parler et d’en entendre parler. On analyse le sexe constamment, on se donne des trucs. Les gars, en revanche, restent vagues, ne s’en parlent jamais en détail.

Avez-vous peur du regard des autres?
Avant Sexe chronique, je n’avais jamais écrit. J’ai hésité avant de publier, pensant à la façon dont les gens me verraient… Mais les gens sont très respectueux, intéressés. Ils me disent «bravo» d’avoir eu le courage d’écrire.

Et de celui de vos parents?
Au moment où j’ai dit à ma mère de quoi parlait mon livre — des expériences sexuelles —, elle s’est écriée «moi aussi, j’en ai eu des comme ça!» Et c’était parti pendant deux heures. J’aurais aimé avoir une enregistreuse.

PIERRE-MARC DROUIN, AUTEUR DE SI LA TENDANCE SE MAINTIENT ET DE MILE END STORIES (QUÉBEC AMÉRIQUE).

Écrire une scène de sexe, est-ce pour vous un exercice simple ou difficile?
Aujourd’hui, je me rends compte qu’il s’agit d’une de mes forces comme auteur, et pourtant, le tout se fait en général très naturellement. J’avancerais même que j’ai davantage de facilité à écrire une scène de sexe qu’à déplacer un personnage d’un point A à un point B.

Qu’est-ce qui fait une bonne scène de sexe en littérature?
Je crois que c’est un peu comme un striptease : tout est dans l’art de la rétention et du dévoilement. Le buildup sera toujours plus intéressant que l’acte en soi. Ou, à tout le moins, il le justifiera, il lui conférera une épaisseur. Écrire qu’un pénis entre dans un vagin n’est pas intéressant à lire peu importe les mots que vous emploierez, aussi poétiques soientils. Mais lorsqu’on s’étend au préalable sur un long flirt de plusieurs mois, une histoire en montagnes russes entre un étudiant de 17 ans et sa professeure de littérature de 35 ans, pour finalement aboutir à une scène de sexe complètement inattendue… On ne parle plus d’un simple organe qui en pénètre un autre. Le fantasme qui enrobe la scène de sexe lui confère toute sa valeur érotique.

Qu’est-ce qui en fait une mauvaise?
Lorsqu’un auteur n’est pas honnête, dans une scène de sexe, ça se sent. Et c’est d’ailleurs pourquoi beaucoup d’hommes écrivent de mauvaises scènes de sexe : ils ne sont pas honnêtes. Il est de bon ton, en tant qu’homme, de dire que nous aimons baiser, que nous voulons prendre cette inconnue qui traverse la rue et lui fourrager la fente. Mais dans les faits, il y a beaucoup d’hommes, j’en suis sûr, qui ne sont pas si sexuels que ça. Qui pensent trop à la performance et pas assez au plaisir. Forcément, ça transparaît dans leur écriture. Ils présentent des femmes au corps parfait et mettent en scène des performances parfaites. Un cliché grossier. Le bon sexe, souvent, n’est pas nécessairement esthétique.

L’omniprésence de la porno — notamment sa facilité d’accès par Internet — force-t-elle les romanciers à faire toujours plus trash?
Non. Je crois que c’est dans la nature humaine de repousser toute forme de limite quelle qu’elle soit. Un type comme Vladimir Nabokov a choqué le monde de la littérature lorsqu’il a publié Lolita (1955), ce qui était bien avant l’arrivée d’Internet et de l’industrie de la pornographie de masse. Nabokov a simplement fait « pire » que tout ce qui avait été publié à ce jour en termes de littérature érotique. Et ce n’est pas fini. Il y en aura d’autres. Il y a tant de pans de notre sexualité que nous n’avons pas encore explorés pour la peine. Le meilleur reste à venir!

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