Dominique Fortier: La force tranquille d’une plume bien tempérée

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Difficile de mettre le doigt sur ce qui fait la force particulière de Dominique Fortier, sur ce qui donne un souffle aussi exceptionnel à sa plume, tant dans ses traductions finement ciselées que dans ses romans tissés serrés, aux motifs bien dessinés et aux récits bien menés. Mélange de détermination et de sensibilité, Dominique Fortier possède à la fois une précision maniaque et une capacité à s'ouvrir librement à ce que son imagination voudra bien coucher sur la page. « Je ne pourrais pas travailler avec un plan très détaillé », affirme d'emblée cette auteure aux livres pourtant si méticuleusement construits.

Ces contrastes, voire ces paradoxes, permettent à un roman comme son dernier-né, Les larmes de saint Laurent, de montrer à la fois une ampleur et une finesse remarquables, une structure complexe et une capacité à voyager librement d’un élément à l’autre du récit. Des descriptions quasi encyclopédiques aux moments d’une tendresse extrême, en passant par de bonnes doses d’humour, voilà quelqu’un qui trace des chemins littéraires aux paysages foisonnants et multidimensionnels!

Après avoir voyagé avec la malheureuse expédition Franklin dans les glaces du Grand Nord dans Du bon usage des étoiles, son premier roman couronné de succès, elle se promène cette fois entre la Martinique de 1902, l’Angleterre victorienne et le Montréal d’aujourd’hui, combinant trois époques et trois parcours personnels en un ensemble exceptionnel, capable de vous faire vibrer autant qu’une Love wave.

Une quoi? Une « onde de Love », du nom d’Augustus Edward Hough Love, un mathématicien anglais bien réel qui s’était beaucoup intéressé aux mouvements des plaques tectoniques et à la façon dont les ondes sismiques se répandent pour provoquer les tremblements de terre. Les ondes les plus fortes et les plus dangereuses sont ainsi devenues des Love waves, un terme poétiquement magnifique que Dominique Fortier a attrapé au vol en regardant le jeu télévisé Jeopardy. Comme quoi elle peut faire flèche de tout bois.

Love et son épouse Garance sont les acteurs de la deuxième partie des Larmes de saint Laurent. La première partie se consacre à l’éruption de la montagne Pelée, en 1902, une catastrophe naturelle qui avait rasé la ville de Saint-Pierre, capitale de la Martinique, ne laissant derrière elle qu’un seul survivant, dans la ville même : Baptiste Cyparis, protégé de la mort par les murs épais d’une prison, et dont le statut de miraculé devait le conduire à devenir une attraction du célèbre cirque Barnum and Bailey. En troisième partie, située dans le Montréal d’aujourd’hui, deux personnages viendront clore par leur parcours entrecroisé ceux des protagonistes présentés précédemment dans le roman. Tous ces personnages, à leur façon, font face à la puissance des forces souterraines qui provoquent éruptions volcaniques et tremblements de terre. Et, force du hasard, ce roman fut écrit alors que se préparaient les tremblements de terre d’Haïti et du Chili, ainsi que l’éruption d’un certain volcan islandais.

Les pieds sur terre
Dans la troisième partie, le Mont-Royal joue aussi un rôle important, un rôle qui se rapporte à l’expérience personnelle de Dominique Fortier, elle qui a appris à se sentir chez elle en terre montréalaise en arpentant les flancs du mont Royal. Ce climat a quelque peu changé son mode d’écriture, dont certains moments ont pris l’allure du « dessin d’observation ». Le portrait très fin qu’elle trace de Montréal est en effet une observation très futée, à la fois sensible et érudite, de la métropole québécoise.

L’auteure, dans cette partie moderne du roman, se sentait d’ailleurs une plus grande obligation de réalisme que dans les passages historiques. « Si la description de la montagne Pelée à l’époque n’est pas tout à fait exacte, ce n’est pas très grave. Dans le cas du Mont-Royal, la responsabilité est différente », résume-t-elle, en soulignant avoir apprécié son incursion dans le présent, dans ce qui est actuellement vivant.

Présent ou passé, pas question pour autant de verser dans une introspection émotive qui prend de plus en plus de place dans le roman québécois contemporain. « En littérature québécoise, lance Dominique Fortier, trop de livres ont comme personnage principal des narrateurs — souvent des écrivains — penchés sur eux-mêmes. Ça manque de docteurs, de comptables, d’explorateurs polaires. Ça fait souvent des livres qui ne parlent pas du monde. » À l’inverse, la romancière du Bon usage des étoiles trouve essentiel que les personnages vivent « quelque chose qui les dépasse », que le livre explore le monde qui nous entoure dans toute sa splendeur, sa douleur, mais aussi son intimité. « Je ne voulais pas que ce soit juste « mon chum m’a laissée » », explique-t-elle. Pari gagné.

Comme un casse-tête
Pour Dominique Fortier, l’écriture d’un tel roman est un acte obnubilant qui la pousse à établir des stratégies complexes pour faire aboutir le chantier sans reprendre le travail au fur et à mesure, comme une Pénélope défaisant chaque soir la toile qu’elle tisse de jour. Perfectionniste, « control freak », dit-elle sans hésiter, elle écrit ses romans à la main, dans des cahiers, pour éviter l’envie de révision constante qui la prendrait si elle rédigeait le roman sur un ordinateur : « C’est une façon de passer outre mon « éditeur intérieur ». Écrire à la main, dans le désordre, ça coupe court aux tentations. » Résultat, Les larmes de saint Laurent s’est écrit comme un véritable casse-tête, au figuré comme au sens propre : « J’ai écrit les trois parties en parallèle, pas en ordre chronologique. J’écrivais une partie de la fin, puis une partie du début. » L’auteure devait donc découper ses cahiers d’écriture — au ciseau!— et assembler les trois parties et les scènes de chacune, afin de monter le roman dans l’ordre désiré. Un processus assez long, où « l’éditrice intérieure » reprenait le dessus, dans de longues séances de copier/coller.

Déjà, Les larmes de saint Laurent s’est écrit dans une atmosphère bien différente de Du bon usage des étoiles, dont les enjeux personnels et littéraires étaient considérables pour Dominique Fortier. « Pour le deuxième roman, j’avais plus confiance. Durant l’écriture du premier, j’avais le poids du monde sur mes épaules. Au début, je voulais écrire tout le roman, chaque jour. Un échec dans le projet d’écriture aurait été ressenti comme un échec de vie », avoue-t-elle. Réjouissons-nous, alors, qu’elle ait appris à écrire une page à la fois et qu’elle ait obtenu un succès mérité. Voilà qui lui permettra assurément de nous offrir d’autres bijoux finement ciselés, de sa voix autant que de celle des autres, au cours des années à venir.

Bibliographie :
Les larmes de saint Laurent, Alto, 344 p. | 24,95$

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