Dany Laferrière nous a habitués au ravissement, celui de découvrir à travers un grand lecteur et un non pas moins grand écrivain l'enfance d'un petit garçon de Petit-Goâve en Haïti qui se délectait des rêves que sa grand-mère lui racontait. Du chemin, il en a parcouru, mais c'est avec un même ludisme sérieux qu'on le revisite chaque fois. Ces derniers temps, il nous a offert L'exil vaut le voyage, un troisième livre dessiné qui raconte son arrivée à Montréal, ses longues heures de lecture dans son petit logis de la rue Saint-Denis, ses amitiés, ses amours et ses velléités d'écriture.

Vous dites : « Je ne lis pas un écrivain, je converse avec lui. » Lorsque vous écrivez, vous parler avec qui?
Je ne sais pas trop ce qui se passe lorsque j’écris. Je suis à la fois le lecteur et l’écrivain qui tentent de se réconcilier. Il n’y a pas d’écrivain sans la mémoire du lecteur, mais on a aussi besoin d’un fou capable de croire qu’il peut dire quelque chose de neuf dans cet océan d’encre qu’est la Bibliothèque. C’est ce qu’a voulu dire Cervantès en inventant « le chevalier à la triste figure », je veux nommer Don Quichotte. C’est une folie! Ma mère disait que si on peut parler avec soi-même, on devrait éviter de se répondre. Écrire c’est parler avec soi-même tout en espérant une réponse. C’est un dialogue sans fin car, si on est honnête, il n’y a aucune possibilité de sortir d’un tel cercle.

L’exil vaut le voyage. Est-il vrai de dire que peu importe le pays où vous vous trouvez, votre territoire d’appartenance est la littérature?
Je ne sais pas si la littérature peut soutenir un tel appétit. Mon territoire c’est aussi l’endroit où l’on trouve un bon steak. Je me souviens de cette scène dans Homère : Ulysse et ses hommes arrivent sur une île. Avant de chercher à savoir où ils sont ni même s’ils sont en danger ils se lancent dans une chasse au sanglier car, dit Homère, « c’est le ventre qui parle ». L’amour qu’on peut trouver même dans un avion ou dans une prison n’est pas mal placé dans cette liste d’épicerie des petites choses qui structurent notre sensibilité. Au lieu de dire que quelqu’un est un écrivain de l’Allemagne, du Japon ou du Sénégal, c’est plus juste de dire qu’il est un écrivain de l’amour, de la vengeance, de la nostalgie. Ce sont des choses plus proches de son occupation principale. Ne pas oublier aussi qu’il fait plus souvent face au problème que pose la place de l’adjectif dans une phrase qu’aux grandes tragédies de la vie. Si on se souvient de L’Odyssée c’est d’abord parce que Homère est un magicien du verbe. La culture est plus une affaire de style que de mythologies. Disons que le style fixe les mythologies.

Même quand vous n’écrivez pas, êtes-vous encore en train d’écrire?
Je ne suis pas toujours en train d’écrire, mais j’agis de plus en plus en écrivain. Dans chaque action de ma vie, je suis de plus en plus écrivain. Même quand je me fâche cette colère pour sortir de moi doit se transformer en style. Je la tourne en métaphores rutilantes. Souvent cette colère me permet d’écrire des pages si belles, pages nées de la colère, qu’elles finissent par m’apaiser. Le style recèle en lui cet ingrédient qui permet de calmer la douleur. En ce sens le style s’écarte parfois de la justice. Il faut tout de même se méfier de cette distance que peut créer le style entre l’écrivain et la vie quotidienne. Nous devons réapprendre à délirer. C’est pourquoi j’ai repris la main et le dessin. Cet art primitif, le dessin, les couleurs, parce qu’il précède l’écriture. Cette forme d’écriture, qui suppose un alphabet, me semble mieux capable de m’aider à dire autrement mes sentiments – surtout si on n’a pas subi les outrages de l’apprentissage, pour ne pas dire son formatage. Quand je me barbouille de couleurs j’ai l’impression d’être un enfant. Et l’enfant sait dire que le roi est nu.

on aurait tort de nous conseiller d’additionner les pommes avec les pommes et les oranges avec les oranges, et de finir par cette terrifiante affirmation :  « Ceux qui se ressemblent s’assemblent ».

L’auteure américaine Joyce Carol Oates écrit dans son autobiographie qu’« un écrivain est peut-être quelqu’un qui, dans l’enfance, apprend à chercher et à déchiffrer des indices ». Beaucoup de vos œuvres sont imprégnés de votre jeunesse. Iriez-vous jusqu’à dire que c’est l’enfance qui fait l’écrivain?
Oh on ne sait pas grand-chose de cette affaire. On sait que le pommier donne des pommes, mais on ne sait pas pourquoi. C’est notre esprit logique qui appelle pomme le fruit que donne le pommier. Il aurait suffi qu’on confie le boulot de nommer les choses à des poètes surréalistes qui se dépêcheraient de créer un joyeux bordel dans cette histoire pour qu’on se retrouve dans un autre monde. Imaginez que le pommier donnait des ananas pour tout voir différemment. Ainsi que le poète Eluard l’affirmait « La terre est bleue comme une orange ». Ou quand Chagall faisait voler le cheval poussant le commissaire russe à poser cette magnifique question « Pourquoi le cheval vole-t-il? » Sur le plan de la race ou de la classe on saurait que deux Blancs ou deux Noirs n’engendrent pas forcément des Blancs ou des Noirs, comme deux riches ou deux pauvres n’engendrent pas que du pareil. Sur le plan des mathématiques on aurait tort de nous conseiller d’additionner les pommes avec les pommes et les oranges avec les oranges, et de finir par cette terrifiante affirmation : « Ceux qui se ressemblent s’assemblent ». Si nous sommes encore dans cette impasse c’est parce qu’on a fait confiance à la logique au lieu de plonger dans le feu de la poésie. Je préfère brûler avec la poésie que de vivre dans cette logique fausse.

Et puis le poids de la poésie que l’on croit toujours légère.

Non ce n’est pas l’enfance qui fait l’écrivain c’est l’écrivain qui invente l’enfance. D’ailleurs l’enfance est un moment de la vie assez nouveau dans l’Histoire de notre humanité. Les enfants n’existaient pas durant l’esclavage, ils étaient mis au travail parfois à partir de l’âge de cinq ans durant la révolution industrielle dans cette Angleterre qui s’est toujours crue la nation la plus civilisée. Si les écrivains du Tiers-Monde n’avaient pas fait savoir qu’ils avaient eu une enfance, on aurait toujours cru en Occident qu’ils n’étaient bons qu’à être achetés. Je me souviens de mon sentiment de fierté quand cette lectrice de Rimouski m’avait confié qu’elle enviait ma grand-mère. Un grand nombre de petites filles au Québec se voient en Vava. La poésie qui triomphe des notions de race ou de classe. Vive la poésie! Et vive ces petites filles qui croient dans la poésie!

Quand vous jetez un œil sur votre parcours, de Petit-Goâve à l’Académie française en passant par le carré Saint-Louis, quels sentiments, quels mots vous viennent?
Que j’ai peut-être bien fait de choisir le pyjama, de croire aux rêves, je ne parle pas d’idéal, mais des rêves qui nous occupaient, ma grand-mère et moi. Chaque matin on se racontait nos rêves. Quand j’ai quitté Petit-Goâve pour me rendre à Port-au-Prince je n’avais plus personne à qui raconter mes rêves. Ma mère se dépêchait le matin pour aller travailler à la Mairie où elle était archiviste. Mes tantes étaient déjà parties travailler aussi. J’avais l’habitude de raconter mes rêves à ma grand-mère avant d’aller à l’école. Alors j’ai décidé de garder mon pyjama de rêve jusqu’à devenir un académicien en pyjama.

Photo : © Chrystel Dozias

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