Elle porte le plus beau nom sur Terre (sourire), presque aussi éblouissant que l’art qu’elle possède pour traquer de subtils instants entre deux êtres, de les capturer pour en faire jaillir la grâce, coûte que coûte. Même dans l’inconfort et les malaises, surtout dans l’inconfort et les malaises, sa magie opère. Dans Pour cœurs appauvris, son recueil de nouvelles s’apparentant au roman avec une narratrice unique très près d’elle, Corinne Larochelle explore ce que le désir et l’amour font de nous, ce que les hommes peuvent laisser comme traces de leur passage dans la vie d’une femme entière. 

Ça aurait pu être un règlement de comptes envers quelques messieurs, donner dans la vengeance, dévoiler des secrets « de fabrication », bref, trahir quelques malpolis ou « malaimants » qui ont croisé sa route. Ça aurait aussi pu ressembler à une version plus intello de l’immense succès américain Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus de John Gray. Mais non. Corinne Larochelle n’aurait pas pu en arriver là, car l’écrivaine montréalaise à la plume élégante est d’une trop grande finesse pour se servir de l’écriture comme plan machiavélique ou vulgaire pastiche. Elle fait partie de ceux qui écrivent beaucoup pour comprendre l’autre, mettre une forme d’ordre dans ses idées, et dans les nôtres, il va sans dire… Sinon, à quoi bon lire et écrire si ce n’est pas, entre autres, pour s’éclaircir les idées, y voir plus clair dans ce grand chaos?

Et bien sûr qu’on se sent tous un peu concernés… Qui n’a pas un jour aimé, avant d’accuser déception et chagrin? Qui n’a pas replongé dans une autre aventure avant de retomber encore, et ainsi de suite ? Qui n’a pas montré ce cœur appauvri auquel elle fait référence dans son titre emprunté à une citation de Gaston Bachelard qui disait « qu’il est toujours bienfaisant d’offrir “des images” à un cœur appauvri »? Bienfaitrice elle est donc.

« J’essayais de cerner la particularité du deuil amoureux, quand les gens disparaissent sans trop donner de raison. Il y en a de plus en plus… Il n’y a pas d’empathie dans ce deuil-là parce qu’il n’y a rien à raconter, tu es seule avec ton histoire, il n’y a rien à dire. Et pourtant, c’est quand même un rejet. Et puis tu restes avec tes hypothèses et tu tournes en rond », exprime-t-elle lors de notre rencontre, en revenant sur certaines phrases de son recueil qui trouvent une résonance chez moi, comme j’imagine chez la plupart des grands passionnés. « Je m’arrête pour prendre une photo. La brume donne au paysage un aspect duveteux qui dépose un peu de baume sur mes ruminations. Je voudrais ne pas me mentir. Ce n’est pas vrai que je n’attends plus. Deux semaines, peut-être trois, de vains espoirs. Le deuil amoureux tissé de non-dits est le plus invisible des deuils », lit-on dans Le héron.

Pute gratuite
Avec sensibilité, Corinne Larochelle a trouvé les mots les plus justes et lucides des dernières années de notre littérature amoureuse québécoise pour rendre compte du désamour et de l’éphémérité des rencontres d’une époque dans laquelle brûle au grand vent une tonne de feux de braise allumés par des êtres qui n’ont pas su aimer. « Ça ne l’enchante pas de se déplacer juste pour un verre. Je dis, En somme tu me demandes mon consentement d’avance. Et ce consentement semble impliquer toutes sortes de choses dont la difficulté de le révoquer. Ce contrat fait de moi un fantasme nouveau genre. On en est rendus là avec nos téléphones. Des hommes cherchent la pute gratuite », écrit-elle dans la nouvelle Tractation.

Néanmoins, dans une tristesse voilée parsemée de phrases qu’on garderait toujours en soi comme des talismans précieux, apparaît aussi, bien sûr, distillé comme un doux parfum, son humour, parfois caustique, ironique, bienveillant même. Parce qu’elle n’est pas aigrie ou fâchée outre mesure à l’égard de ces « muses » qui habitent son récit et à qui elle dédie ce dixième livre en carrière.

« Je l’interroge à l’occasion. Le plus souvent, je suis déçue. Il n’a aucune intention de prendre la mesure du mur qu’il érige autour de lui.

Au détour d’une phrase, j’ai appris qu’il n’avait jamais mentionné mon existence à sa psy.

Je me demande de quoi ils peuvent parler. J’arrive au coin de Papineau, les néons clignotent aux vitrines. De cinéma? », découvre-t-on dans Travelling.

La délicatesse de l’écrivaine
Lectrice et admiratrice des mots d’Annie Ernaux, Anny Duperey, Sibylle Lacan et d’autres qui, comme elle, écrivent à l’encre de soi, celle qui enseigne aussi la littérature française au Collège de Maisonneuve depuis le début des années 2000 avoue puiser dans son propre vécu. Impudique? Elle dit plutôt qu’elle fait montre d’une délicate impudeur. « J’aime la sincérité de cette écriture. Dans le premier jet, je me jette à l’eau, après, je réécris et je repasse sur mes mots. Je prends garde à camoufler des identités, car il y a bel et bien des personnes réelles derrière ce livre. »

Si l’écrivaine qui a grandi à Québec et qui donne aussi dans la poésie a « respecté » une certaine confidentialité des sujets masculins qui l’ont inspirée pour cet opus — ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui empruntent cette franche voix littéraire —, elle a aussi fait l’effort de ne pas répéter les mots liés à l’expérience des corps. « C’est aussi un recueil sur la répétition… », précise-t-elle. Comment ne pas être redondante tout en faisant sentir l’usure? Il a fallu couper quelques scènes amoureuses, compter certains mots. Car de sensualité et d’érotisme ce livre est aussi fait, pour notre plus grand plaisir d’ailleurs… Épiderme en témoigne : « Il disait que ma peau était douce. À la plage, il m’avait flatté les épaules et avait dû s’arrêter pour contenir son excitation. Moi-même j’avais retenu ma main entre les poils de son buste, ma main qu’il nommait la dispensatrice de friandises. »

Ces hommes au cœur appauvri, qui reviennent parfois à plus d’une reprise à travers ces pages, qu’ils soient lourds, pervers, pathétiques, vulnérables, attendrissants, charmants ou mystérieux, quoiqu’inconnus pour le lectorat, viennent jouer dans nos vaisseaux du cœur sans ménagement. Qu’à cela ne tienne, nul ne veut que l’écrivaine nous épargne.


Photo : © Annie Lafleur / Le Cheval d’août

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