C’est le festival des pages cornées dans mon exemplaire de Bermudes, septième roman de Claire Legendre. C’est bon signe. Signe qu’il y a des perles de phrases vers lesquelles retourner absolument. Comme le triangle des Bermudes, image forte liée à cette histoire, les mots de l’écrivaine nous aspirent au cœur d’un mystère vibrant. Qui n’a jamais imaginé sa propre disparition? Je vous souhaite de l’expérimenter. Retenez votre souffle en eaux profondes.

Bien que Bermudes s’inscrive dans un triptyque de création multidisciplinaire comprenant un film documentaire (Bermudes [Nord]) réalisé en 2019 par Legendre elle-même sur l’île d’Anticosti et dans lequel figurent quelques-uns des personnages de ce roman, ainsi qu’un spectacle créé par la compagnie Système Kangourou présenté à La Chapelle, à Montréal, durant l’hiver 2021, le roman vit très bien sans visionnement au préalable.

Toujours, en filigrane, rôde le fantôme d’une certaine Nicole Franzl, dite Franza, femme de lettres autrichienne. L’héroïne, une écrivaine en résidence au Québec, doit rédiger sa biographie dans le cadre d’une bourse du Conseil des arts et du Goethe Institut. Ayant écrit en langue allemande puis française, et ayant passé au Canada les dix dernières années de sa vie, Franza aurait disparu du bateau sur lequel elle se trouvait… Son corps n’a jamais été retrouvé dans les eaux glacées du Saint-Laurent. Ni ailleurs. Ainsi naquit le mythe auquel s’accroche cette narratrice qui développera quelques points communs avec son sujet, à commencer par des obsessions pour des hommes inaccessibles et aliénants, suffisamment pour mettre en péril l’esprit nerveux, sensible et aérien de celles qui dérivent vers eux, irrésistiblement attirées par leurs chants de sirènes (ou de tritons?). Bien sûr, plusieurs, yeux et mains liés au texte, s’y reconnaîtront… Le livre ne doit-il pas être le complice de souffrances, une sorte d’exutoire qui panse les plaies comme seul l’art sait le faire?

« En allant la chercher, peut-être que je m’échouerais comme elle sur une de ces côtes, peut-être que je m’y ensevelirais vite, vite avant d’être laide. Peu d’écrivaines survivent à la ménopause. Mais celles qu’on lit pour leur minois de jeunesse à tout jamais indestructible, pour la tragédie de leur disparition, ont la puissance des spectres. Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann. Ici c’est Nelly Arcan », pense la narratrice. Une pensée qui rejoint tout à fait celle de Claire Legendre, elle-même captive de ces mythologies entourant ces pertes tragiques. « J’avoue, je suis fascinée, mais j’ai souvent l’impression qu’on les aime plus pour leur légende. Plus que pour leur littérature, malheureusement. Il y a quelque chose de très complaisant dans la façon dont on nous parle d’elles », estime l’écrivaine qui s’est elle-même un jour exilée d’une terre pour en habiter une nouvelle et se « réinventer », pour reprendre l’expression trop utilisée ces derniers mois, mais si juste dans le contexte.

Venir d’ailleurs
Pour sa part, Claire Legendre, qui publie aussi ses romans en France chez Grasset, a immigré au Québec il y a quelques années quand on lui a offert un de ces rares postes de professeure en création littéraire à l’Université de Montréal. « Quand tu immigres quelque part, tu es toujours un peu déphasée, tu ne sais jamais vraiment où tu es, tu te demandes toujours comment tu seras reçue. Sur Anticosti, par exemple, j’ai vraiment ressenti ça parce que les gens que j’ai rencontrés sont aussi des immigrés à leur façon, beaucoup d’entre eux ont quitté leur territoire d’origine pour s’y installer », déclare-t-elle.

« Es-tu heureux? », demande sa narratrice à Éric, qui a quitté Montréal pour s’établir à Anticosti. « Je dirais oui, si on fait une moyenne, oui. Lui répond-il. Mais avec ses hauts et ses bas, puis ça reste un combat… Mais tant que l’ancre reste pognée dans le fond, y’a pas trop à craindre. Moi ce que je dis beaucoup, c’est que c’est vrai qu’autour de l’île y a plusieurs épaves puis naufrages, mais au niveau humain, y’a beaucoup de naufragés aussi… », écrit-elle dans Bermudes.

Claire Legendre enseigne la création littéraire. Difficile de ne pas lui avouer qu’au-delà de son héroïne sur les traces de Franza, c’est aussi beaucoup elle que j’apercevais à Anticosti ou à bord du Bella Desgagnés, navire ravitailleur de la Basse-Côte-Nord qui fait l’aller-retour chaque semaine entre Rimouski et Blanc-Sablon. « Ce livre n’est pas de l’autofiction, son héroïne ne s’appelle pas Claire Legendre, elle n’enseigne pas à l’UdeM. On est dans ce que [Philippe] Lejeune appellerait “le pacte fantasmatique”, c’est-à-dire que oui, il y a des indices qui correspondent à l’idée qu’on se fait de moi, et ça ne me dérange pas qu’on la convoque. En même temps, j’ai moi-même tendance à convoquer l’image de l’écrivain, même dans des livres qui ne sont pas autofictionnels. Je joue un peu avec ça à la limite… », avoue-t-elle.

Plus comme un scalpel
En effet, quand on est dans la tête de la biographe héroïne en proie à des réflexions sur l’amour, les relations, les départs, la création, les naufrages, les mystères insolvables comme ces Bermudes attisant les manques et les peurs, difficile de ne pas la convoquer, elle, Claire Legendre, avec la franchise intime qu’elle donne à lire depuis ses débuts en littérature, avec son implacable lucidité qui nous secoue et nous désarme, rendant ses romans uniques, dépeçant parfois au scalpel des angoisses que plusieurs reconnaissent. « Le bateau me promet au moins cela : d’ici un jour ou deux, plus de réseau, plus d’icône verte, plus d’attente, de message, de bip, de photo sur Instagram, de signe de vie d’aucun homme au monde qui me fera l’attendre, d’ici c’est moi qu’on attendra. Parfois, l’angoisse m’étreint le cœur que personne ne s’inquiète », découvre-t-on en troisième partie du roman.

« Le fait d’avoir sorti ce livre me fait un bien fou, libère-t-elle tout d’un souffle. Il y a un mois, j’étais pétrifiée à l’idée qu’il sorte, de devoir l’assumer publiquement et, aujourd’hui, je suis extrêmement heureuse. J’ai l’impression d’avoir fini un cycle, de m’être débarrassée de beaucoup de mélancolie. Bien sûr, ce n’est pas magique non plus, la littérature; elle reviendra, la mélancolie. J’ai l’impression d’être allée quand même assez loin… Je ne me suis pas économisée. Je ne pourrais pas enseigner à mes étudiants en me préservant. C’est peut-être quelque chose que je leur dois; d’aller loin. »


Photo : © Lou Scamble

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