C’est au terme de mois chaotiques que Les ombres filantes, troisième roman de Christian Guay-Poliquin, est enfin né, sorte d’apparition lumineuse à travers les branches d’une forêt dense parcourue par l’auteur lui-même, et par son héros vagabond, celui de la fin de ce cycle précédé par Le fil des kilomètres et le très reconnu Poids de la neige. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », écrivait Corneille dans Le Cid. Ce nouveau texte qui appelle à la délivrance marque une victoire.

Après les attachants personnages prisonniers du froid dans Le poids de la neige, Christian Guay-Poliquin imagine cette fois dans son nouvel opus fort attendu la traversée d’un homme en forêt qui doit joindre sa famille dans un camp de chasse alors que sévit une panne d’électricité généralisée. Une vague impression apocalyptique surplombe le ciel. Jamais appuyée ou clichée, cette ambiance distille plutôt un fin effet de suspense. « J’aime imaginer des fausses ou des “presque” fins du monde. J’aimais aussi l’idée de la panne d’électricité, que ce ne soit pas des zombies qui mangent tout le monde, pas des tornades, pas une épidémie… », m’explique l’écrivain qui habite lui-même la nature boisée, tout près de Frelighsburg dans les Cantons de l’Est.

Dans sa marche périlleuse tissée d’obstacles et d’instants marqués par d’étonnantes grâces de la nature, certaines frôlant les mirages ou les hallucinations, ce héros dont on s’éprend pour son caractère acharné et intuitif rencontre Olio, jeune adolescent sorti de nulle part qui l’accompagnera sur sa route. Cette présence inopinée racontée dans une narration brillante à la première personne n’est pas sans rappeler certains grands duos mythiques portés par un désir de transmission. « Mon sang circule bruyamment d’un bout à l’autre de mon corps. J’ai faim, j’ai soif, je suis épuisé. Ça doit être mon cerveau qui me joue des tours. Je pivote lentement sur moi-même. Derrière, dans la dentelle des fougères, il y a une silhouette immobile. C’est un jeune garçon. Douze ans ou à peu près. Il me dévisage, la tête légèrement inclinée. Sa peau est tannée, sa chevelure blonde en broussaille, et ses yeux sont noirs comme du charbon. Il porte un sac en bandoulière et, d’une main, il tient une perdrix morte », découvre-t-on dès la page 45.

Petit prince à l’envers
« C’est un peu comme mon petit prince à l’envers, ou renversé. Il n’est pas aussi doux, bienveillant et sage, disons. Sa présence est plus foudroyante, sauvage et indépendante, mais en même temps, il a un besoin très fort de créer des liens avec le personnage, ils ont tous les deux à s’apporter », déclare l’écrivain, qui aime insuffler ici et là des traces d’autres histoires qui ont façonné son imaginaire. Les fins lecteurs se plairont certainement à découvrir lesquelles… Deux personnages de femmes — qu’on aimerait retrouver dans un autre roman — évoquent entre autres Nell et Eva, les deux adolescentes de Dans la forêt (Into the Forest) de l’Américaine Jean Hegland, qui se retrouvent livrées à elles-mêmes dans leur maison perdue dans la forêt après la disparition de leurs parents.

La présence féminine, où qu’elle soit, peu importe la manière dont elle se manifeste dans l’histoire, s’avère victorieuse, forte et souveraine, égale à l’homme. À travers Olio, les enfants, pleins de leur franchise, ont aussi un rôle clé à jouer, nous rappelant avec force parfois qu’il faille faire face à soi-même, coûte que coûte. « Les enfants sont dans une logique qui nous échappe ; lessivés du cerveau que nous sommes à vouloir faire un million d’affaires, à ne pas pouvoir dormir la nuit à cause de soucis… Ils arrivent avec une lucidité autre qui fait du bien. »

Aussi, des êtres plus âgés font leur apparition dans ces Ombres filantes. En somme, bien qu’il s’agisse du voyage intérieur d’un homme à la croisée des chemins, cette histoire est densément peuplée d’êtres qui surgissent ici et là, ajoutant au fil de tension tissé par l’Estrien qui, en plus de l’écriture, a un pied dans le monde universitaire à terminer un doctorat entamé il y a « 12 000 ans », puis un autre dans la rénovation. Pas étonnant qu’il doive aussi travailler de ses mains pour être heureux. « Entre construire un escalier à trois paliers qui tourne et écrire un texte de vingt-cinq pages avec une forme un peu funky, un récit avec trois ou quatre revirements, pour moi, c’est à peu près le même exercice mental de visualisation. » Il ajoute d’ailleurs que ce volet plus « manuel » de son existence lui permet de croiser quelques précieuses muses : « Je rencontre des gens super allumés, qui sont très loin du milieu culturel ou intello. C’est tellement riche pour mes romans. »

Roman de marche
Difficile de ne pas voir dans Les ombres filantes une parenté avec l’ère covidienne telle que certains l’ont peut-être vécue, bien que ce ne soit pas particulièrement voulu de la part de l’écrivain. L’auteur, lui, bûchait sur cette œuvre depuis quatre ans déjà, donc bien avant les mois maudits… « J’ai toujours voulu écrire un roman de marche sans trop savoir ce que j’avais envie de raconter précisément. J’ai fait le sentier des Appalaches en 2014 et j’étais alors vraiment imprégné de ce projet-là. Je n’avais même pas encore écrit Le poids de la neige. »

Les ombres filantes, qui devait sortir en librairie à l’automne 2020, a dû patienter un peu avant de paraître. Le créateur rigoureux et perfectionniste ne le jugeait pas prêt, désireux de le réécrire, de le peaufiner encore. Il avoue d’emblée travailler avec une certaine lenteur, avec beaucoup d’acharnement. Une minutie émane de ce projet mûr au contact duquel on ressent l’expérience de son auteur, parfois même l’état d’esprit dans lequel il a pu être en s’y collant. « Ce texte représente des milliers d’heures passées dans l’adversité, confie-t-il au sortir d’une période personnelle trouble. Les émotions vécues dans l’écriture m’ont servi comme bouée, ou comme bouclier. Ce livre, ces pages, c’était donc ça, ça a eu cet effet sur moi. Je pense qu’en le sortant, j’avais peur aussi, au final, de me retrouver face à moi-même, de le laisser partir… »


Photo : © Laurence Grandbois Bernard

Publicité