L’avenir, le quatrième livre de Catherine Leroux, prend des airs de tragédie. Après le meurtre de sa fille, Gloria se rend à Fort Détroit pour comprendre ce qui s’est passé et pour rechercher ses deux petites-filles qui, depuis l’événement, sont portées disparues. Puis, pas trop loin de la ville, le parc de la Rouge abrite une bande d’enfants laissés-pour-compte qui se débrouillent comme ils peuvent pour survivre. Les deux univers finiront par se rejoindre, mais il faudra prendre le temps de s’apprivoiser. Alors le drame prendra tranquillement l’allure des renaissances.

Votre roman s’intitule L’avenir, mais il y est aussi beaucoup question du passé. Doit-on faire la paix avec celui-ci avant de pouvoir envisager le futur?
Cela me semble indéniable, bien que potentiellement irréalisable. Ce que nous percevons comme le passé, ce que contient ce que nous appelons notre histoire, évolue constamment, au gré de nouvelles découvertes, mais surtout de changements dans ce que nous définissons comme faisant partie de l’histoire. Par exemple, de grands pans de l’histoire canadienne étaient jusqu’à récemment, et sont encore en partie, obscurcis pour des raisons idéologiques ou politiques — je pense entre autres à ce qui a trait aux Premières Nations. Des efforts sont faits pour réintégrer ce qui a été escamoté de nos récits collectifs. L’exercice de « faire la paix avec le passé » est donc constamment à refaire, redéfinissant du même coup la façon dont on aborde l’avenir. C’est vrai de nos sociétés, et c’est vrai dans la sphère individuelle.

Mon roman est avant tout un livre sur le temps. Sur ce qui ne peut être rattrapé, sur les erreurs qui déterminent le futur, parfois des décennies à l’avance. Sur les différentes manières de concevoir la temporalité — notre culture est habituée à une vision plus linéaire du temps, oubliant parfois à quel point la notion de cycle, de circularité, demeure omniprésente dans nos vies (cycle des saisons, cycles lunaires, cycles économiques…). Dans ce temps cyclique, il y a une sorte d’enchevêtrement du passé et du futur qui rend le second inextricable du premier. C’est une des choses que j’ai tenté d’explorer.

Il y a des constats qui nous obligent à accepter que certaines situations soient sans retour. La relation entre Gloria et sa fille, par exemple, ne peut bénéficier d’une dernière chance. Que pouvons-nous faire de nos histoires sans issue?
Je crois que ce genre de constat relève, justement, d’une conception linéaire du temps, ainsi que d’une approche plus individualiste de l’existence. D’un point de vue individuel, il est vrai qu’entre Gloria et sa fille Judith, la situation est sans retour, puisque Judith est morte. Les fautes qu’elles ont pu commettre l’une envers l’autre sont donc irréparables. Mais si on se détache des individus et de leur trajectoire linéaire, on peut aussi se dire qu’il y a moyen de changer les choses. De réparer non pas l’histoire de Gloria et Judith en particulier, mais celles des mères et des filles, les relations entre les adultes et les enfants de cette famille, de cette ville. En cherchant à venir en aide à ses petites-filles, Gloria rachète une partie de ses erreurs. En tendant la main aux enfants abandonnés de leur communauté, les résidents accomplissent ce que ni Gloria ni Judith n’étaient parvenues à faire. Cela, j’en suis consciente, n’atténue en rien la souffrance ressentie face à un malheur singulier, mais je crois qu’il peut parfois être salvateur de se détacher de la spécificité de l’individu et de penser plutôt en termes de collectivité, voire d’espèce. C’est ce genre de considération qui a motivé mes questionnements à travers l’écriture. Au-delà de nos drames, de nos échecs, de nos hontes personnelles, que pouvons-nous, comme espèce? Que peut la communauté humaine pour rattraper le mal qu’elle a fait?

Un autre versant de cette réponse réside dans l’acte de se raconter. Le passé, comme je le suggérais plus haut, n’est pas une chose fixe, car il dépend du récit qu’on en fait, et, en cela, il peut être transformé. Si nous considérons une situation apparemment sans issue sous un angle différent, si nous nous racontons l’histoire autrement, elle peut se transformer et, par le fait même, nous transformer nous-mêmes. Les enfants abandonnés de Fort Détroit, par exemple, peuvent être identifiés comme des victimes brisées, ou comme des survivants, des héros. Les mots que l’on choisit et l’histoire qu’on se raconte peuvent tout changer.

Forcés pour une raison ou une autre à « prendre le large », les enfants installés au parc de la Rouge seront en grande partie les vecteurs du changement. Croyez-vous qu’à chaque écueil suit une renaissance, comme chaque génération succède à la précédente?
Je veux y croire. Devant l’imminence d’un effondrement écologique, c’est le pari que je fais. J’en reviens à la notion de l’espèce : je refuse de penser, ne serait-ce que d’un point de vue biologique, que l’animal soi-disant le plus intelligent s’autodétruira de manière aussi fulgurante. Il me semble que l’instinct de préservation doit prendre le dessus.

Ce livre est en quelque sorte le roman que je n’ai pas eu le choix d’écrire en tant que mère. Comment élever des enfants si on ne croit pas aux renaissances? Si l’être humain est ce qu’il se convainc qu’il est, alors il faudra se dire que nous sommes faits pour la régénérescence, pour la solidarité, pour la persistance de la vie.

Vos livres, et celui-ci ne fait pas exception, explorent souvent les liens familiaux. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le thème de la filiation?
J’ai toujours du mal à répondre à cette question, car ce thème va tellement de soi pour moi. La famille est l’espace de tous les fondements, le creuset de l’identité. Et c’est justement ça que j’aime explorer : le fondamental, le viscéral, la construction de soi…

Je pense qu’il est également intéressant de réfléchir à ce que les relations non familiales peuvent contenir de familial. Dans L’avenir, les liens filiaux de la lignée de Gloria sont brisés, cependant, les liens amicaux et communautaires, eux, sont très forts, aussi nécessaires et spontanés que ceux qui unissent normalement les familles. C’est encore plus vrai dans le groupe d’enfants, qui exemplifie bien le concept de « famille choisie ». Ces clans ne reproduisent pas les schémas des familles biologiques, mais ils sont le lieu où se réparent les torts causés au sein de celles-ci; ils sont l’occasion d’exercer les forces les plus bénéfiques qui sont censées accompagner les liens de sang et, du même coup, de raccommoder le tissu social.

Sans vouloir le réduire à une catégorie, votre roman pourrait se lire comme une fable écologiste. Pensez-vous que les écrivaines et les écrivains peuvent faire office d’éclaireurs, en ce sens qu’ils émettraient des signaux pour susciter la réflexion, ou ce n’est pas du tout votre intention?
Je n’ai pas la prétention d’être une éclaireuse, mais il est certain que j’essaie, à travers mes livres, de partager mes interrogations et mes préoccupations. Ce qui m’empêche de dormir la nuit se retrouve souvent dans mes textes.

À mes yeux, les écrivaines sont des sortes d’antennes hypersensibles, et ne peuvent pas ne pas communiquer les failles et les périls qu’elles perçoivent. L’écoanxiété est présente depuis un bon moment en littérature, mais peut-être que le signal d’alarme commence à sonner plus fort. Et la fiction a le pouvoir de frapper les esprits d’une manière oblique, souvent plus forte que les textes dits objectifs. Autrement dit, cette perméabilité au monde que possèdent les écrivaines peut se transmettre au lecteur.

Photo : © Audrée Wilhelmy

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