Catherine Lafrance : Un retour en force

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La journaliste Catherine Lafrance revient sur la scène littéraire avec un deuxième roman dans lequel la nature, malmenée par l’homme pendant trop d’années, reprend finalement ses droits. Campé au nord du 49e parallèle, Le retour de l’ours (Druide) est un conte allégorique sur la fin du monde d’une grande puissance et d’une beauté empreinte de sobriété, à l’image des paysages sauvages qui jalonnent ce récit nordique. 

Vous avez eu la chance de vous rendre quelques fois au Nunavik, dans le cadre de reportages pour la CBC. Est-ce que ce sont ces voyages qui vous ont inspiré ce roman ou la détérioration du Grand Nord est une problématique qui vous a toujours interpellée?
La détérioration du territoire dans le Grand Nord me préoccupe, effectivement, depuis longtemps, puisque c’est une des conséquences des changements climatiques, mais la question dans son ensemble est préoccupante, parce qu’il en va de notre avenir. J’avais, bien sûr, ces préoccupations en tête au moment d’écrire Le retour de l’ours, mais c’est un voyage à Kuujjuaq qui m’a inspirée. J’étais en train de faire un tournage sur les bords de la rivière Koksoak, qui se jette dans la baie d’Ungava, quand j’ai eu le déclic. Le Canada est un pays dont la population est concentrée dans le Sud, ce qui fait du Nord une région loin de toute civilisation. C’est en partie ce qui fait son charme, d’ailleurs. On se sent si loin des villes et du reste du monde que parfois on se dit que s’il arrivait quelque chose de terrible dans le Sud, ça ne changerait pas vraiment la façon de vivre dans le Nord. Je crois qu’un petit village du Nunavik et ses habitants survivraient plus facilement à de grands cataclysmes que nos grandes villes. C’est de cette réflexion qu’est née mon histoire, et c’est à ce moment que j’ai créé mes personnages principaux.


Dans La saison froide, votre premier roman, le Nord incarnait la possibilité de tout recommencer à zéro pour l’héroïne. Encore une fois, ce territoire éloigné est le théâtre d’un renouveau dans Le retour de l’ours. Pourquoi le Nord vous inspire-t-il autant d’espoir?
D’abord pour le froid. C’est la chaleur, la désertification, la montée des eaux qui sont les menaces, pas le froid. À la fin, quand la température de la Terre sera tellement élevée que des populations entières devront fuir leur territoire, le Nord sera leur dernier refuge. Cela dit, je crois que j’ai toujours eu « l’appel du Nord », pour tout ce qu’il représente : la liberté, l’espace, l’éloignement. Yellowknife, par exemple, est une ville qui a été « construite » il y a 75 ans. Tout y est nouveau. À bâtir. Et c’est ce qu’on fait avec sa vie, quand on est dans le Nord. On doit obligatoirement redessiner sa vie, se redéfinir, tout simplement parce que tout ce qu’on a connu auparavant, ailleurs, n’existe plus. L’argent peut bien nous procurer un peu de confort, mais à la fin, c’est la nature qui aura le dernier mot, on est tous égaux dans l’adversité et tout l’argent du monde ne pourra rien contre le froid. On n’arrive pas dans le Nord en brandissant son c.v. ni une liste de ses relations. La vie y est comme un diamant brut. On revient à l’essentiel. Qu’est-ce que l’essentiel? C’est précisément la question qu’on se pose dès qu’on met les pieds dans le Nord, et il appartient à chacun d’y répondre. Ça prend parfois du temps, mais quelle démarche intéressante, je trouve.


D’ailleurs, même s’il s’agit d’un roman postapocalyptique, vous refusez d’en faire une fable moralisatrice et l’espoir perce malgré tout : les humains auront une deuxième chance. Pourquoi?
Parce que l’humain étant l’humain, avec ses qualités et ses défauts, il trouve toujours une façon de se sortir des difficultés. Il ne s’agit pas de faire la morale. Qu’est-ce que ça donnerait? Il faut essayer de comprendre. On pourrait; on pourrait poser encore et encore l’obsédante question : pourquoi? Pourquoi ne fait-on rien, alors qu’on a toutes les données, toutes les informations et que l’on sait très bien ce qui s’en vient? La réponse est : parce que nous sommes comme nous sommes. Je ne crois pas que nous ayons la capacité psychologique de nous projeter véritablement dans le futur. Nous en sommes incapables. Nous tenterons de trouver une solution quand les problèmes seront devenus insurmontables. Ça fait partie de notre condition humaine.


Pour quelles raisons avez-vous fixé cette fin du monde dans 150 ans précisément?
Je voulais laisser passer suffisamment de temps entre la fin du monde et le début de l’histoire pour que les habitants aient eu à faire un effort, à bâtir un système pour préserver la mémoire commune. Je voulais que les habitants du village n’aient, pour toute référence, qu’une transmission orale de leur histoire, parce que c’est typique du Nord. Mais, en même temps, je ne voulais pas que cette société soit complètement remise du choc des grands cataclysmes qui ont mené à la fin du monde. Je voulais une société fragile, qui peine à survivre, qui a eu le temps de développer des habitudes de vie, des traditions, des rites, mais qui vit toujours de façon précaire. Je voulais qu’elle vive encore avec les codes de l’ancien monde, tout en étant en train de construire un nouveau monde.


Parallèlement à cette temporalité très précise, le futur que vous décrivez donne parfois l’impression d’être revenu dans le passé (igloos, petit village qui vit de chasse, de pêche et de cueillette, où ce sont les hommes qui détiennent le savoir). Est-ce parce que, selon vous, la fin du monde implique forcément un retour aux origines?
Einstein a dit un jour : « La prochaine guerre mondiale se fera avec des pierres et des bâtons. » C’était une boutade, bien sûr, mais ça signifie que si nous continuons à nous menacer les uns les autres de nous anéantir à coups de bombes nucléaires, nous finirons bien par y arriver. Oui, la fin du monde implique pour moi un retour aux origines, à l’âge de pierre en quelque sorte, parce que, forcément, ce sera, par définition, la fin de ce que nous avons construit. C’est précisément pour cette raison que j’ai planté mon histoire dans le Nord, parce que je crois qu’une civilisation qui porte encore en elle-même une mémoire génétique de survie a davantage d’aptitudes pour… survivre, justement.


Le métier de journaliste aiguise le sens de la concision et laisse habituellement peu de place aux effets de style. Pourtant, Le retour de l’ours se tisse autour d’images poétiques et laisse une grande place à l’intériorité, aux émotions. Est-ce difficile de se départir de ces habitudes journalistiques et de se laisser aller à la fiction?
Oui. J’y ai mis des années! La fiction et le journalisme sont deux démarches intellectuelles aux antipodes, mais, paradoxalement, elles sont complémentaires. En fait, le journalisme mène à tout, pourvu qu’on en sorte, dit-on. Ce n’est pas complètement faux… Le journalisme nous apprend surtout à structurer notre pensée et à trouver les mots justes pour l’évoquer. Ça vaut pour un article, un reportage, comme pour un roman et ça nous suit toute notre vie.


Ce roman, l’avez-vous écrit pour éveiller un sentiment d’urgence chez les lecteurs, pour les inviter à agir rapidement contre les changements climatiques ou vouliez-vous simplement raconter une belle histoire?
Je ne voulais pas raconter une belle histoire. Je voulais raconter une histoire de courage, d’apprentissage, de sagesse, de savoir, de survie, une histoire dans laquelle des êtres humains brisent des tabous, défient les règles établies. Je voulais raconter l’histoire d’une microsociété, entre traditions et modernité et qui, pour survivre, doit à tout prix retrouver l’équilibre. C’est l’histoire de la naissance d’un nouveau monde, finalement.

Crédit photo : © Espace Urbain

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