L’une entreprend de reconstituer le parcours d’une chanteuse québécoise des années 1950, l’autre de mettre en lumière la sœur cadette d’un poète mythique du XIXe siècle. Les deux ont toutefois choisi la voie de la fiction pour faire sortir de l’ombre ces femmes oubliées qui, chacune à leur façon, ont pourtant changé la face de l’Histoire. Entretiens avec Catherine Genest et Josée Marcotte.

Son nom rappellera peut-être vaguement quelque chose à certains. Pour la plupart, néanmoins, il n’évoquera rien. Guylaine Guy, Québécoise née en 1929, fut l’une des représentantes significatives des cabarets du Red Light de Montréal au moment où la province vivait sa période de Grande Noirceur. En 1955, à l’invitation de Charles Trenet qui la prend sous son aile, elle s’envole pour Paris, la Ville Lumière qui la fera justement briller de mille feux. Elle sera remarquée par nul autre que Louis Armstrong, ébloui par sa voix et sa prestance, qui l’invitera à faire sa première partie. Parce que de la prestance, du charisme et du talent, Guylaine Guy en avait tout un attirail. Elle était aussi un sujet en or pour Catherine Genest, 31 ans, qui est aussi journaliste culturelle et qui publie, avec La princesse du rythme, son premier roman. D’autant plus que la chanteuse fait partie de sa généalogie. « J’ai toujours su que je voulais écrire, j’étais le genre d’enfant qui ouvrait des fichiers Microsoft Word et qui disait : “Bon, cet après-midi, je vais écrire un livre!” », raconte-t-elle. Pour concrétiser son ambition, elle part pour l’Europe à la rencontre de Guylaine Guy.

Gloire et déception
Au départ, Catherine Genest devait se concentrer sur Colette, la sœur qui fit aussi carrière dans la chanson, mais en se rendant à Trouville en Normandie pour interroger Guylaine, elle change de cap. La femme a tellement de bagou et a vécu une existence si rocambolesque que l’autrice décide de la placer au centre du livre, lequel sera un roman puisqu’en elle-même la vie de Guylaine Guy en est un. « Cette rencontre, c’était vraiment particulier. Guylaine dit tout ce qu’elle pense, elle n’a pas peur de la confrontation, elle aime provoquer », dit l’autrice qui, dans son tempérament, est plutôt l’antithèse de ce portrait. « Disons que j’étais petite dans ma robe soleil. » L’autrice approfondira ses recherches en consultant les archives et en récoltant des témoignages de personnes de l’entourage de l’artiste, dont son amie Dominique Michel et Raymond Lévesque. Car par la bande, c’est toute une époque que Genest fait revivre. En prenant également le parti de se mettre dans la peau de sa protagoniste et d’écrire au je, l’autrice insuffle la flamme nécessaire pour incarner à sa juste mesure une artiste au tempérament fort qui défonça les portes, pleine d’allant, afin de vivre ses idéaux. Malgré quelques déconvenues, la chanteuse se fera entre autres arnaquer par son agent, et aussi amant, qui, une fois les poches bien remplies, la laissera dans la pauvreté et la solitude, la star, sous les projecteurs, ravira les foules qui le lui rendront bien.

Cependant, après quelques années de ce régime de tournées internationales, de rythme effréné dans un milieu sans pitié où le moindre faux pas vous condamne au pilori et où votre discours est dirigé afin qu’il cadre avec une certaine image, la chanteuse n’aura plus le même plaisir et décidera de tirer sa révérence. Cette décision sera autant la preuve de la force de caractère de la chanteuse que lorsqu’elle jouait du coude pour réussir à se tailler une place. Le moment de la sortie, celui qui précède le total épuisement et avant qu’on vous traite de ringard, est un art en soi et demande un courage indompté. Elle fera la connaissance de Charles Liebman, un intellectuel et avocat bien en vue qui fera dire aux bavards qu’elle l’aura épousé pour son argent. Il est vrai qu’un temps elle se reposera un peu et profitera du confort et de la facilité. Mais là encore, elle s’apercevra bientôt qu’il manque d’action dans ses journées. Après un bref retour sur la scène musicale, elle fera un virage vers les arts plastiques. Elle s’emparera de morceaux de ferraille qu’elle récupérera pour les transformer en véritables sculptures. Ce qui lui manquait d’abord, c’était la création. Et peu importe le canal qu’elle utilisera, elle trouvera toujours un moyen de s’exprimer, avec brio.

Guylaine Guy a transcendé les codes de son époque pour vivre comme elle l’entendait. Tel un électron libre, elle s’affranchira de son éducation et fera exulter son âme de rebelle. Peu ont gardé son nom en mémoire, il est vrai, et Catherine Genest l’explique ainsi : « Elle-même ne voulait pas se souvenir de sa carrière, elle n’a gardé aucun disque. » L’amertume aura finalement pris le pas sur la fulgurance d’une passion qui s’est confrontée à un monde bourré de requins. « Aussi, Guylaine, elle dérangeait. Et venant d’une femme, encore aujourd’hui, ce n’est pas une attitude qui passe très bien », reprend l’autrice. Elle espère d’ailleurs que son livre participera à tirer de l’oubli cette voix inspirante, ce fleuron national.

Nier pour mieux adorer
Très différente est la figure qui est à l’avant-plan dans le roman La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud de Josée Marcotte, mais la fougue qui animait et Guylaine Guy, et Isabelle Rimbaud était toutefois similaire. C’est pour cette raison que l’autrice de ce livre est allée aussi du côté du roman, pour rendre avec plus de latitude la trempe de la femme. À la fin de la vie d’Arthur Rimbaud, sa sœur sera à son chevet. Contre toute attente, il acceptera de se confesser à un abbé. « Il faut accepter la mort, je la veux lumineuse. » À cette annonce, Isabelle, ardente pieuse, exultera intérieurement. Elle trouvera sa vocation. Dès lors, elle se donnera pour visée d’élever au rang de sainteté l’image de son frère et d’en faire découvrir l’œuvre après y avoir soigneusement expurgé tout ce qui pouvait contrevenir aux bonnes mœurs. De ce Rimbaud repentant des derniers instants, elle s’acharnera à en étendre les effets sur l’entièreté de ses écrits et de sa vie, quitte à modifier ou même à biffer certaines parties. Le Rimbaud mystique était né!

Lorsque l’autrice découvre l’existence d’Isabelle Rimbaud en tombant sur divers textes que cette dernière avait écrits à propos de son frère, elle est tout de suite subjuguée par ce personnage pétri de contradictions. Rimbaud sœur prêche pour la vertu, mais elle n’hésite pas à trafiquer la vérité à propos de son frère et ne semble pas même en éprouver de remords. « Isabelle a pris sa liberté là où elle le pouvait et s’en est saisie à bras-le-corps, explique Josée Marcotte. En accompagnant Arthur dans sa mort, elle a trouvé sa planche de salut. » Célibataire pendant longtemps, elle prendra mari à 37 ans, ce qui lui donnera la possibilité de sortir du carcan maternel et de quitter la campagne pour Paris. En faisant un mariage de raison avec Paterne Berrichon, un admirateur invétéré d’Arthur Rimbaud, tout convergera pour qu’elle accomplisse sa mission.

Si bien qu’il n’est pas exagéré de dire que le poète tel qu’on le connaît, tant dans la légende qu’il personnifie que dans son écriture, a été forgé de toutes pièces par sa sœur. « Je crois qu’on aurait une vision complètement différente d’Arthur aujourd’hui si ça n’avait pas été d’Isabelle », continue l’autrice. Malgré le fait qu’elle arrange la justesse des faits — tout n’est-il pas affaire d’interprétation, par ailleurs —, elle a grandement participé à faire connaître son travail. Pour ce faire, elle en vient elle-même à l’écriture qu’elle pratique de façon admirable, ce qui porte à croire qu’elle aurait très bien pu construire une œuvre propre qui ne se serait pas seulement matérialisée par procuration.

Avec un aplomb inexpugnable, Isabelle Rimbaud survivra à la Première Guerre mondiale et ne perdra jamais de vue son idée fixe : faire de son frère un emblème de sainteté à idolâtrer. Guylaine Guy, pour sa part aujourd’hui âgée de 93 ans, demeura fidèle à elle-même sans faillir. Ces deux femmes ont furieusement cru en leur liberté.

Photo de Catherine Genest : © François Couture
Photo de Josée Marcotte : © Josée Marcotte

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