Dans son roman Là où je me terre (Remue-ménage), Caroline Dawson, originaire du Chili, nous livre un récit d’immigration où la peur et l’inconnu côtoient les mains tendues et raconte ce qu’il a fallu d’audace et de labeur pour se tenir à part entière au milieu de sa vie. L’histoire individuelle s’étend à plus vaste pour placer sa lentille sur les inégalités sociales et espérer que la valeur de chaque trajectoire puisse être considérée. Au détour des pages, on s’émeut et on se révolte dans un même élan du cœur. Ce sont ces mêmes sentiments qui étreignent le lecteur de son premier recueil de poésie, Ce qui est tu (Triptyque), dans lequel l’autrice raconte à son fils de 7 ans son histoire.

Selon vous, qu’est-ce que peut la littérature que toute autre chose ne peut pas?
Rien. Je ne pense pas que la littérature soit supérieure à d’autres formes d’art ou de connaissances. C’est seulement un autre langage pour dire le monde. D’autres questions me semblent plus urgentes, par exemple : Que peut dire la littérature qu’elle n’a pas déjà dit? Qui peut dire la littérature? De qui parle la littérature, qui laisse-t-elle de côté? Pour qui écrit-on la littérature? Pour qui n’écrit-on jamais?

Dans Là où je me terre, vous racontez avec sensibilité votre histoire d’immigration. Elle est remplie d’émotions et de beauté, mais on sent aussi une indignation qui n’est jamais loin derrière les mots. À quoi vous a-t-elle servi et vous sert-elle peut-être encore?
Oui, l’indignation fait partie des moteurs de mon existence. Sans elle, mes parents n’auraient pas quitté le Chili. Sans elle, je n’aurais pas étudié la sociologie. Sans elle, je n’aurais pas de ligne conductrice claire pour élever mes enfants. Sans elle, je n’aurais pas écrit. J’ai l’impression que parfois les gens pensent que l’indignation prend racine dans la dureté, dans la colère brute alors qu’elle vient d’une place pleine d’amour, de bienveillance et de liberté que l’on veut étendre aux autres, à ceux et à celles qui en sont privés. L’indignation me sert donc à me connecter avec ceux et celles qui n’ont pas le même destin que moi, ceux et celles qui n’ont pas les mêmes coordonnées sociales que moi, ceux et celles qui sont parfois oublié.es. Et à m’investir, à intervenir pour un monde plus juste, de même qu’à résister aux forces conservatrices qui voudraient le garder tel qu’il est.

On le constate dans votre roman, vous êtes préoccupée par la différence des classes. Comment peut-on faire pour réduire la disparité entre les uns et les autres?
Je ne pense pas que cela puisse fondamentalement passer par des changements individuels. On peut s’efforcer de contribuer à petite échelle à un monde plus équitable et être solidaires des personnes plus démunies que soi, mais la sociologue en moi a envie de répondre qu’il faut certes changer les cultures de consommation, d’accélération et de performance de nos sociétés, mais ce qu’il faut surtout, c’est de revoir les structures où naissent les inégalités. Je n’ai pas de plan quinquennal à vous proposer, mais cela passe assurément par une remise en cause réelle des systèmes (capitaliste, colonialiste, sexiste, raciste, etc.) dans lesquels on se trouve et des rapports de domination et d’exploitation qu’ils supposent.

Bien sûr, il n’y a pas que des arrachements à l’exil, mais il y a parfois des deuils desquels on ne se remet pas.

À l’instar de l’écrivain Dany Laferrière, diriez-vous que « l’exil vaut le voyage »?
Il serait si arrogant pour moi de répondre non à cette question, puisque c’est l’exil qui m’a donné un nouvel horizon, loin de la dictature et du machisme de ma société d’origine, ouvrant grand les possibilités pour la femme éprise de liberté que je suis. Toutefois, je ne suis pas certaine que ce soit le cas pour tout le monde. Pour certains, pour certaines, l’exil est un enfermement. Je pense notamment aux femmes pour qui cela peut constituer un cloisonnement dans la sphère domestique, sans les réseaux d’entraide, sans la communauté d’origine auxquels appartenir. Bien sûr, il n’y a pas que des arrachements à l’exil, mais il y a parfois des deuils desquels on ne se remet pas. C’est d’ailleurs un des thèmes d’un texte que j’ai écrit qui s’appelle « Le repli », paru dans le recueil Allers simples/Sin retorno aux Éditions Urubu.

Pourquoi avez-vous eu envie de raconter en poésie les blessures de votre enfance à votre fils, de lui raconter « ce qui est tu » dans Ce qui est tu?
Mon fils allait avoir 7 ans, l’âge que moi-même j’avais lorsque je suis arrivée comme réfugiée. Je me rendais compte de la différence de nos positions sociales respectives au même âge, cette distance qu’il y a entre nos enfances. Je voyais aussi mon mari qui partageait avec lui son histoire, l’histoire de sa famille suédoise, qui lui racontait ses ancêtres, ce qui constitue son passé; tandis que moi, je me taisais, je ne racontais rien, comme si mon histoire était honteuse, comme si elle ne méritait pas d’être racontée. J’ai voulu lui dire quel était ce passé, quelle était mon histoire, mais on ne dit pas à un enfant de 6 ans la dictature, les disparus, les tortures sans prendre son temps, sans choisir les mots justes. Parce que c’est de l’ordre de l’indicible; plutôt que le récit, la poésie s’est imposée à moi.

On a l’impression que colère et gratitude se côtoient dans Là où je me terre. Quels sont les sentiments qui vous ont habitée pendant la rédaction de Ce qui est tu?
Je dirais encore une fois colère et gratitude. Je ne sais pas si je pourrai un jour écrire quoi que ce soit sans que ces deux sentiments s’entrechoquent. Le monde étant fondamentalement injuste, j’ai besoin de cette indignation comme moteur d’écriture. Je ne me sens pas l’obligation d’écrire, je ne pense pas écrire un jour sur la beauté des fleurs. Je ne dis pas cela avec arrogance, puisque le monde a besoin aussi d’uniquement la beauté et d’autres la font advenir dans leurs écrits mieux que moi. Si j’écris, c’est parce que je veux mettre en mots différentes souffrances, injustices, des destins qui s’effondrent, des libertés brimées. Je veux écrire sur ce qui nous sépare, sur les fossés qu’il y a entre nous. Cette colère prend source dans l’amour et l’empathie et par l’écriture, je tente tant bien que mal de réparer ce qui nous différencie, nous isole, nous divise.

Je suis aussi très consciente de tout ce que cette vie m’a jusqu’à maintenant donné et je ne cesserai jamais d’être reconnaissante envers les êtres humains qui m’ont fait la courte échelle durant ma vie, qui ont contribué à rendre ma vie meilleure, les personnes qui m’ont permis d’être qui je suis et où je suis en ce moment. Et ces personnes sont légion. Je pense que c’est le cas pour la plupart des gens, il n’y a que très peu, voire aucun self-made man. Les êtres humains, nous nous devons les uns les autres nos vies, nos accomplissements, nos chances. Nous sommes des êtres sociaux qui avons besoin des autres pour exister. Je pense, et j’espère mes écrits toujours baignés par la gratitude, pour mettre en lumière la présence des autres êtres humains à qui on est redevables. Je pense sincèrement que colère et gratitude vont main dans la main.

Ce texte est tiré de ce carnet thématique :

Photo : © Justine Latour

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