Bianca Zagolin : les vestiges du cœur

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De souche italienne, Bianca Zagolin est arrivée au Québec à l'âge de neuf ans. N'ayant depuis jamais quitté sa nouvelle patrie, elle enseigne la littérature dans un collège montréalais. Après la parution, il y déjà plus d'une décennie, d'Une femme à la fenêtre, un premier roman qualifié de « petit miracle », voilà qu'elle brise ce long silence et nous offre Les Nomades, une troublante histoire d'exil du corps et du cœur. D'un rivage à l'autre, elle raconte les errances de Philippe et d'Adalie, tourmentés par une mémoire ancestrale, infortunés acteurs d'une mise en scène vouée à l'échec, fiers explorateurs en quête d'un monde à leur image. Rencontre avec une écrivaine qui n'a pas la nostalgie des frontières.

Vos personnages sont paradoxaux. Ils errent de par le monde à la recherche de leur raison d’être, se heurtent à l’inconnu et recréent toujours le même spectacle rassurant. Croyez-vous que la vie n’est qu’une perpétuelle mise en scène ?

Oui, cela est vrai, et plus particulièrement pour Philippe et sa famille. La métaphore du théâtre, reprise tout au long du roman, est tout à fait juste. Les personnages jouent un rôle, ils présentent une façade et recréent le même décor dans toutes leurs migrations. Ils transportent leur passé et leurs préoccupations. Leurs déplacements sont moins une quête qu’une sorte de fuite permanente. Quant à savoir si cette situation s’applique à toutes les familles, je l’ignore : j’ai plutôt essayé de faire la distinction entre le passé familial des personnages principaux, c’est-à-dire le couple formé par Philippe et Adalie. La quête de Philippe et des membres de son clan se solde par un échec. Avec le personnage d’Adalie, j’ai toutefois tenté de suggérer une véritable évolution, un pas en avant. Elle échappe à la prison du passé alors que Philippe, lui, échoue dans sa quête.

Malgré les migrations d’un continent ou d’une ville à l’autre, rien se semble pouvoir réunir Adalie et Philippe. Exilés de corps et de cœur, ils vivent en parallèle et sont écrasés sous les liens du sang. Existe-t-il une génétique du malheur qui prédestine à l’échec amoureux ?

Je ne sais pas si on peut inscrire le malheur dans les gènes. C’est possible. Mais pour ce qui est du roman, j’ai du moins décidé de l’inscrire très clairement dans les antécédents familiaux de mes personnages. Philippe vit le drame de son abandon par les femmes de sa vie (sa mère, Élisabeth-Marie et sa grand-mère, Clara) et Adalie, son « trou d’ombre », ce malheur qui a fragmenté son existence. Par contre, je ne crois pas que les épreuves personnelles condamnent les êtres, je crois qu’il faut simplement régler ses comptes avec le passé. Pour ce faire, il faut d’abord le regarder bien en face pour ensuite, progresser, évoluer. Philippe, lui, nie sa mémoire. Il refuse de regarder la souffrance tapie au fond de son cœur.

Avant que Philippe quitte Vancouver pour Montréal, une voyante lui prédit que le « sacrifice devra être consommé » et qu’il devra contempler « la souffrance au fond de (son) cœur » pour que s’accomplisse la mutation. La réconciliation avec son âme ne peut donc s’effectuer sans l’abandon des peurs ancestrales ?

Oui. Et malgré ce paradoxe auquel je reviens dans l’épilogue, Philippe pressent qu’il y a des actes qu’il devrait poser ou d’autres pas. Il est fasciné par les prédictions mais en fait peu de cas. J’ai introduit la scène avec la voyante dans le prologue car je désirais que le lecteur anticipe la problématique de l’histoire. La souffrance enfouie au fond de Philippe est peut-être trop grande pour qu’il l’affronte. En fait, c’est un personnage qui m’inspire beaucoup de compassion car il ne parvient pas à contempler les tourments de son cœur et ainsi pouvoir faire la paix avec lui-même.

Les figures féminines présentent des traits de reines endeuillées à la beauté tragique. On pense à Clara et Élisabeth-Marie, mais également à Aurore, la mère d’Adalie, qui règnent sur leur famille et ne rencontrent que peu de résistance puisque les hommes sont effacés, voire absents. Pourquoi cette mise en scène ?

C’est effectivement une famille d’aristocrates – Philippe a d’illustres ancêtres mais un père qu’il n’a jamais connu – et la peinture que j’en fais est presque, à la limite, caricaturale. J’ai voulu créer des femmes excessives, théâtrales, qui se cachent toujours derrière une façade et qui ont le constant besoin de maîtriser leur univers de peur de tout voir s’écrouler. Elles sont incroyablement fragiles. Mais derrière cette façade pompeuse se cache aussi une grande souffrance que j’ai essayé de faire transparaître car elle m’apparaît essentielle. Même si Clara, Aurore ou Élisabeth-Marie sont parfois agaçantes et détestables, je voulais que le lecteur ait de la compassion pour elles, pour leur souffrance secrète.
Dans Les Nomades, deux natures s’opposent. Adalie est une artiste, une « joyeuse petite fée », une « déesse cigale », alors que Philippe s’enlise dans des cérémonials monarchiques issus d’un passé obscur…
Malgré les épreuves qu’a subies la famille d’Adalie (la mort du père, entre autres), c’est une petite fille qui a tout de même été choyée. Cette plénitude lui permet plus tard de réorienter sa vie. Quant à Philippe, dès sa naissance l’artifice a pris la place d’une affection véritable. Dans sa famille, l’apparat aristocratique, qu’on sent bien avec le salon Louis XIV, les rituels des repas et les cachotteries familiales, empiète sur les émotions, qui sont toujours escamotées.

Les caractères d’Adalie et de Philippe paraissent incompatibles. Elle choisit la médecine, l’élan vers l’autre, alors que Philippe, introverti, se tourne vers la littérature et l’histoire. Pourquoi cette association ?

Adalie est un personnage très attaché à la vie mais aussi très insécure. Lorsque j’aborde son éducation, sa jeunesse, je prétends que les choses lui arrivent par hasard. Elle s’oriente vers les sciences car elle cherche des réponses claires et croit qu’avec des médicaments ou des formules chimiques, elle parviendra à obtenir des certitudes. Elle perçoit, dans la littérature et l’histoire, les contradictions de la nature humaine.

Le fait qu’Adalie tente d’échapper à son passé en choisissant une profession qui permette une certaine forme d’avancement peut-il signifier que le passé n’est autre qu’un frein dans le périple de l’existence ?

Oui, absolument. Et d’ailleurs, lorsque l’on m’a demandé de résumer mon histoire – vous savez, pour les catalogues ou la quatrième de couverture –, ma pensée était celle-ci : les personnages vont de l’avant mais traînent le poids du passé qui alourdit leurs pas. Lorsqu’Adalie opte pour les sciences, c’est simplement parce qu’en raison d’un conflit d’horaire, elle choisit la biologie au lieu des arts. Elle voulait être artiste. Cependant, elle se dirige vers les sciences, non pas parce que la littérature et l’histoire sont figés dans le passé mais parce que ce sont des domaines qui lui refusent les certitudes qu’elle recherche. Adalie est une petite fille joyeuse jusqu’au jour où elle découvre que le mal existe ailleurs dans le monde, qu’il y la maladie, la guerre, la mort. La passion du dessin suit cette prise de conscience. Dès lors, elle veut réinventer la vie. Et, sans le vouloir, son éveil à la vie constitue une sorte de réflexion sur l’art, qui est aussi une façon de refaire le monde.

Le roman brosse un portrait juste des relations amoureuses qui sont souvent minées par l’incompréhension et les non-dits. À voir l’échec d’Adalie et de Philippe, on ressent une infinie solitude, comme dans une foule où le contact avec l’autre est l’objet d’une crainte familière…

Il n’y a pas vraiment de raison précise à l’échec amoureux de couple formé par Adalie et Philippe. Ce sont deux solitudes qui se côtoient, qui mènent leur vie en parallèle mais, de part et d’autre, existe toutefois la conscience de cet échec, de ce rendez-vous manqué avec la vie. Ils n’ont pas su faire fructifier les éléments précieux qui leur ont été offerts, et ce, en raison des attentes irrationnelles de l’un et de l’autre. Chacun promène sa souffrance et l’apporte en héritage à la vie de couple. Or, on sait très bien que ce n’est pas ainsi que cela devrait fonctionner…

Croyez-vous au destin ?

Une part de moi y croit mais je ne pense pas que le destin ait une origine divine. Disons qu’avec l’âge, en regard des péripéties qui ont marqué ma vie, je constate que les choses s’enchaînent et que tout cela semble avoir une signification. En ce sens, je crois au destin. Je me suis rendu compte, avec les années, que les choses contre lesquelles je m’étais révoltée ou que j’avais rejetées avaient une raison d’être. Et c’est ainsi que j’ai construit mon livre. De façon délibérée, j’ai semé des indices pour donner un sentiment de cohérence aux incidents. Une fois les ressentiments oubliés et les blessures du cœur guéries, je crois que les amours que l’on a vécues évoluent mais ne disparaissent pas. Jusqu’à l’heure de notre mort, il subsistera des liens qui nous uniront avec des gens que l’on ne reverra plus jamais.

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Les Nomades, l’Hexagone
Une femme à la fenêtre, Robert Laffont

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