Audrée Wilhelmy : Attraction fatale

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Il était une fois une fillette allongée sur un canapé devant un téléviseur grésillant. Le regard curieux, hésitant, perturbé, l’enfant observait avec fascination un violent homme à la barbe bleuâtre. Vingt ans plus tard, ce choc l’habite encore, au point de lui avoir inspiré un cruel roman en sept actes. Sept actes, comme autant d’interdits franchis. Sept actes, comme autant de corps sacrifiés à l’autel de la perversion et des fantasmes.Sept actes, comme autant de coups de poing dans le plexus.

Le parcours d’Audrée Wilhelmy, trentenaire à la voix vive, allumée, chargée de cours en littérature à l’Université de Sherbrooke, tient du conte de fées. C’est pourtant du côté sombre des contes populaires que l’écrivaine nous entraîne avec son roman, deuxième pépite après Oss qui lui avait valu des nominations au Prix des libraires du Québec et au Prix de Gouverneur général. Pour une deuxième fois, elle brode un récit tout en nuances (de sang) où violence et passion se côtoient.

Audrée Wilhelmy ne pensait certainement pas que le visionnement du conte Barbe bleue durant l’émission jeunesse Iniminimagimo, diffusée à la fin des années 80, l’amènerait à revisiter, une fois adulte, cet univers sordide. Plus qu’une simple relecture, Les sangs déconstruit le classique de Charles Perrault pour lui insuffler une touche actuelle et scabreuse. En résulte un portrait provocant qui confronte le lecteur à ses propres pulsions inavouées et à ses parts d’ombre. « Pour moi, Barbe bleue est un point de départ. C’est un élément qui a marqué mon imaginaire d’enfant. Cette histoire remplie d’une violence inouïe était dérangeante, mais, en même temps, elle me captivait. Il y avait une forme d’“attirance-répulsion”. C’est ce qui m’a ramenée vers ce texte. »


Place aux femmes
Les femmes prennent ici sept visages : Mercredi, une adolescente à l’imagination fertile; Constance, une botaniste aux expériences risquées; Abigaëlle, une danseuse étoile rompue à son art; Frida, une bourgeoise obèse et déprimée; Phélie, une rude qui impose ses conditions; Lötta, une beauté rousse tourmentée; et Marie, une domestique résignée. À tour de rôle, elles s’invitent dans l’univers de ce Barbe bleue remanié, qui prend le nom de Féléor Barthélémy Rü. Elles attendent la mort, la planifient, la décrivent, l’espèrent.

Alors que les assassinées étaient reléguées à l’arrière-plan dans la version de Perrault, les voilà maintenant vivantes, engagées, assurées. C’est l’ogre qui s’efface, soumis aux volontés des femmes à qui il laisse toute la place. Les questions se multiplient : et si l’ogre n’était pas aussi odieux qu’on le prétend? Et si les femmes n’étaient pas les plus perturbées?

Ces interrogations ont marqué la démarche d’écriture d’Audrée Wilhelmy : « Je voulais pousser plus loin l’idée de la non-victimisation de la femme. Il était important pour moi de mettre en scène des personnages qui choisissent la situation dans laquelle ils se trouvent et de confronter le lecteur à une réalité qui n’est pas celle que l’on entend traditionnellement. À mes yeux, les personnages féminins ont pratiquement un contrôle total, parce que Féléor respecte toujours leur volonté. Ce renversement m’intéressait. »

Les sens en alerte
L’aventure triture les sens du lecteur-voyeur. Wilhelmy le balance entre raison et pulsion. La violence, elle, retentit d’une page à l’autre, les tabous ne sont aucunement épargnés. Difficile, parfois, d’imaginer la lumineuse écrivaine s’aventurer dans ces avenues : « Quand le sujet devient trop émotif, je travaille beaucoup le texte. En me concentrant sur la forme et sur l’effet sur le lecteur, ça devient un jeu. Comme écrivaine, l’aspect horrible disparaît derrière le travail technique. Sinon, ma directrice de thèse, Martine Delvaux, et mon directeur littéraire, Pascal Brissette, m’ont beaucoup aidée. Ils m’ont fait réaliser que je me cachais derrière mes personnages et que je devais dépasser cette frontière. »

La parution de l’ouvrage l’intimidait également : « Le principal questionnement touchait surtout la perception qu’auraient les gens qui me connaissent. J’ai donc dit à mes proches : “Je ne l’ai pas écrit pour vous.” » Et les autres? « L’objectif était de permettre aux lecteurs d’avoir une lecture cérébrale de la chose, mais aussi une physique, et que ces deux lectures soient contradictoires. Je voulais leur transmettre ce sentiment d’“attirance-répulsion”, leur dévoiler cette part plus sombre que nous avons tous, les confronter à leurs propres pulsions et à leur propre fascination du sujet. »

Audrée Wilhelmy aura consacré trois ans à temps plein à la rédaction de ce bloc de 160 pages. Au-delà d’un trouble baigné de plaisir, on se prend au jeu, piégé dans les mailles d’un récit ensorcelant. À la fin, on a la certitude qu’une écrivaine est née. On vous le disait : ça ressemble plus à un conte de fées qu’à une histoire cruelle. 

Photo : © Droits réservés

 

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