Antonine Maillet: Destins de femmes

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Par son œuvre romanesque et théâtrale qui rayonne dans toute la francophonie, Antonine Maillet a immortalisé des figures de femmes fortes, issues de milieux modestes, mais à qui la force de caractère permet de transcender leur condition. L'héroïne qui donne son nom au plus récent roman de l'auteure de La Sagouine et de Pélagie-la-Charette ne fait pas exception à cette règle: voici donc Madame Perfecta, un amour de femme de ménage qu'Antonine Maillet a côtoyée pendant vingt ans et à qui elle offre aujourd'hui un vibrant hommage.

Madame Perfecta s’inscrit dans la lignée des grandes héroïnes d’Antonine Maillet. Qu’est-ce qui vous ramène systématiquement à ce type de femmes?

Vous savez, je ne cherche pas mes personnages, ce sont eux qui me cherchent. C’est probablement parce que ces femmes sont celles que j’ai le plus souvent rencontrées dans ma vie. J’écris toujours à partir de personnages qui surgissent d’eux-mêmes et, certainement, il y a des personnalités très fortes, marquantes chez des gens modestes. Que ce soient la Sagouine, Mariaagélas ou Mme Perfecta, toutes ces femmes osent foncer. Je crois que ce trait de caractère est dans le tempérament acadien et je l’ai certainement retrouvé chez Mme Perfecta: c’est le tempérament des gens du peuple.

Dès le début du roman, vous écrivez que vous ne voulez pas céder à la grandiloquence, que vous associez ironiquement d’emblée à la littérature, du moins à l’idée qu’on en a parfois…

Il y a toujours un fond d’ironie sous-jacent à mon écriture. Souvent, mes narrateurs et mes personnages diront les choses à l’envers ou utiliseront la litote.

Dans ce livre comme dans bien d’autres, on sent votre souci de la langue orale, de la langue qui sonne juste et vrai; s’agit-il d’une conséquence de votre pratique du théâtre?

Non, c’est dû à autre chose que la pratique du théâtre, c’est beaucoup plus ancien. C’est dû à la langue dont j’ai hérité quand j’étais enfant. Chez nous, la langue, même écrite, reste essentiellement orale, il y a une longue tradition d’oralité. Le théâtre a ajouté à cela, c’est vrai; j’aime la réplique, je crois avoir le sens du dialogue. Mais je crois que mon écriture traduit davantage l’influence du conte que celle du théâtre.

Dans la rencontre quotidienne entre l’espagnol, langue maternelle de Mme Perfecta, et le français, on a l’impression que vous célébrez l’héritage latin des deux langues.

Oui, sans doute. Mais mon roman raconte surtout la rencontre entre deux personnes, deux âmes, quoique les langues soutiennent leur échange, leur dialogue.

Au fil de cet échange échelonné sur vingt ans, Mme Perfecta adoptera certains termes très particuliers, par exemple ce mot «grimpion», assez peu usité.

C’est un mot qui vient de Suisse, une expression tellement juste, qui traduit tellement bien l’idée qu’elle exprime que je l’ai moi-même adoptée. [NDLR: le mot «grimpion» est un synonyme d’arriviste, d’opportuniste.]

Votre héroïne souscrit à cette idée fort ancienne selon laquelle l’Amérique serait la terre du recommencement, l’endroit où l’on peut se délester de son passé. Pourtant, l’Espagne, toute l’Espagne ancienne et contemporaine la suit. C’est dire qu’on n’échappe jamais à ses racines?

Non, les personnes fortes n’y échappent pas. Vous savez, je n’ai jamais oublié ce que Goethe disait; il prétendait qu’avant l’âge de douze ans, il avait déjà acquis l’essentiel de ce qui lui servirait dans son écriture, ce qu’il allait reproduire, transformer, raffiner plus tard. Une amie psychologue croit même que notre personnalité est souvent fixée avant l’âge de six ans. Les gens sont comme des arbres. C’est dire que plus une personne est forte, plus ses racines sont profondes et vice-versa. Ce qui ne veut pas dire cependant qu’il faille s’en préoccuper exclusivement. Beaucoup de gens pensent que je ne suis qu’une femme de racines, ce n’est pas vrai. Mais je pense que pour avoir un beau feuillage, il faut les soigner.

D’ailleurs, pour filer cette métaphore horticole, vous vous intéressez dans ce livre à la greffe car il ici est question des immigrantes, de leur intégration sociale… N’est-ce pas d’ailleurs la première de vos héroïnes qui n’est pas acadienne?

Oui, mais je vous le répète : je n’ai pas choisi Perfecta, c’est elle qui m’a choisie. Aussi, toute cette dimension sociale s’est imposée avec le sujet. J’ai dit que quelque chose dans son tempérament était proche de celui des Acadiens et je le crois sincèrement. Ce qui m’a séduite chez elle, c’est l’ensemble de sa personnalité. Si j’ai principalement écrit sur des Acadiens et des Acadiennes, c’est parce que j’ai surtout écrit sur des gens que j’avais connus, qui m’avaient marquée. Si j’avais côtoyé aussi longuement une femme aussi forte issue du Japon ou d’ailleurs, j’aurais peut-être alors écrit sur le Japon, je ne sais pas. Les personnages s’imposent, mais ils mûrissent aussi longtemps. Il m’a fallu douze ans après la mort de Perfecta avant de pouvoir écrire ce livre. Je n’aurais certainement pas pu écrire ce livre un mois, un an après sa mort.

Encore ici, libre à vous de récuser mon hypothèse, mais n’est-il pas possible que ce soit ici le thème du déracinement – le thème central de Pélagie-la-Charrette – qui vous a séduite dans son histoire?

Avec le recul, je serais tentée de vous donner raison. Encore qu’au moment d’amorcer l’écriture de ce livre, je ne m’étais pas arrêtée à réfléchir aux thèmes. Je ne me suis pas dit: il y a là le thème de l’immigration, le thème du déracinement, le thème de la femme de ménage. Je n’ai jamais choisi un thème, je m’intéresse d’abord aux personnages. Et quand j’affirme que les personnages s’imposent à moi, je crois aussi qu’ils s’imposent avec toute leur histoire.

Vous avouez votre crainte de trahir ce qu’a été la vraie Mme Perfecta, la peur que votre mémoire vous fasse défaut. Quelle importance revêt la mémoire dans votre travail d’écrivain?

La mémoire joue un rôle énorme, fondamental, dans l’écriture, du moins dans mon cas. Selon moi, le premier don de l’écrivain est la mémoire, une mémoire qui n’est pas qu’intellectuelle car on ne doit pas sous-estimer la mémoire du corps, la mémoire des sensations, des émotions. Au fond, les écrivains œuvrent à recréer des impressions, des sensations, des images qu’ils ont vues, les visages des gens qu’ils ont connus. Et c’est en juxtaposant deux sensations, deux images que nous arrivons à créer du nouveau, de l’inédit. Ainsi Madame Perfecta n’est pas la biographie de ma femme de ménage, mais bien une recréation de cette amie disparue. Et puis, ensuite, l’écrivain est aussi seulement moi, quelqu’un qui sait écouter les autres pour mieux traduire en mots, recréer ce qu’ils ont été.

Vous avez dit que ce roman illustre la rencontre de deux femmes, de deux âmes, mais il y a plus: prêter sa voix à une immigrante, n’est-ce pas aussi donner la voix à quelqu’un qui d’ordinaire n’en a justement pas?

Oui, comme c’était le cas pour la Sagouine, Pélagie ou Mariaagélas. Aussi fortes qu’aient été ces femmes dans la vie, elles n’ont pas pu témoigner de leur réalité. C’est pourquoi je leur ai prêté ma voix, parce que ces femmes-là avaient quelque chose à dire, elles en avaient en fait beaucoup plus à dire que ce que je leur ai fait dire.

À la fin du livre, il nous reste cette image très forte du décès de la mère de Perfecta, qui meurt sans personne pour lui fermer les yeux. Cet hommage que vous lui rendez aujourd’hui, n’est-ce pas une manière symbolique de lui fermer tendrement les yeux?

Oui. J’ai voulu par ce livre lui donner l’occasion de fermer les yeux à sa mère décédée, l’occasion de raconter comment elle ne pouvait la laisser partir sans lui avoir fermé les yeux. Et en un sens, douze ans après sa mort, je ne pouvais pas moi non plus la laisser aller sans lui avoir fermé les yeux à mon tour.

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Madame Perfecta, Antonine Maillet, Leméac

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