La narratrice d’Anouk Lanouette Turgeon doit faire le deuil de la normalité, ayant donné naissance à deux enfants handicapés. Elle raconte son rôle de mère et d’amoureuse ainsi que la réalité de leur vie de famille. C’est aussi une femme entière, qui a soif d’absolu, qui essaie de donner un sens à l’insensé et qui nous touche dans son intensité et sa façon de tout embrasser. Une vie fretless ou comment j’ai accouché d’une méduse, c’est un roman bouleversant à la voix singulière, écrit dans de longs fragments, qui nous happe et nous émeut et dans lequel la lumière prend le dessus sur la noirceur.

Que signifie une vie fretless pour vous?
J’écris par fragments et quand j’ai décidé de mettre des textes ensemble pour en faire un livre, il fallait que je trouve un fil conducteur et c’est là que cette idée a surgi : regrouper des moments fretless, c’est-à-dire des moments de vie où tout est nouveau, inédit, où je n’ai aucun repère pour « jouer » la suite.

Par exemple la fois où j’ai perdu mon identité dans la cour d’école. La fois où j’ai raté mon immigration. La fois où j’ai accouché d’un enfant bizarre. La fois où j’ai voulu me cloner pour pouvoir tromper mon chum en paix.

Un fret, c’est une petite marque sur le manche d’un instrument à cordes qui permet de savoir où mettre le doigt pour que la note sonne juste. C’est un repère. La guitare a des frettes. La contrebasse est un instrument fretless. La vie est un instrument imprévisible…

Même s’il s’agit d’un roman, l’histoire s’inspire de votre vie. Est-ce que l’écriture de ce roman a été une façon d’exorciser la douleur? Que représentait l’écriture de ce roman pour vous?
En fait, non, l’écriture de ce livre ne m’a pas permis d’exorciser la douleur. Pour moi, l’écriture n’est pas cathartique. Elle ne guérit pas. Elle ne sauve de rien. Toutefois, l’écriture permet de nommer la douleur. De la décrire. Et ce faisant, on lui permet de se rendre à l’autre, de rejoindre le monde, d’aller « dehors ». Mais elle reste dedans aussi, quand même. Elle ne disparaît pas.

En fait, il s’agirait peut-être de donner une direction à la douleur (un mouvement : vers l’autre), à défaut d’arriver à l’exorciser ou à en dégager un sens… Ou alors, en mettant des mots sur la douleur, on lui imposerait provisoirement des contours, des limites. Ce qui l’empêcherait de nous détruire, de nous noyer. Je ne sais pas. C’est une hypothèse.

L’écriture permettrait aussi de se perdre, de plonger loin dans la douleur en laissant des traces pour revenir à la surface. Comme le Petit Poucet qui s’enfonce dans la forêt.

À travers son quotidien difficile où elle doit apprendre à respirer sous l’eau, la narratrice raconte son désir pour d’autres hommes que son chum, s’invente avec eux des histoires qui se passent uniquement dans son imaginaire. Est-ce que c’était important pour vous que le personnage ait un exutoire?
C’était important surtout pour le lecteur : pour ne pas qu’il se tranche une veine après trois chapitres!

Non, mais sans blague : les souvenirs d’enfance et d’adolescence servent aussi d’exutoire, de bulles d’air qui nous donnent accès à un ailleurs où le drame ne l’emporte pas… Mais en écrivant, j’ai surtout cherché à dresser le portrait réaliste d’une femme complexe, qui continue d’aimer la vie malgré des épreuves qui s’empilent. Cette femme n’est pas que mère. Le fait d’avoir eu deux enfants handicapés ne lui enlève pas la faculté de désirer tel ou tel homme ni de sortir de son quotidien — à dos de zèbre ou de crocodile — pour voyager dans le temps…

Malgré la réalité difficile dépeinte dans le livre, le roman est empreint de lumière. Avez-vous travaillé votre écriture dans ce sens? Souhaitiez-vous insuffler de la beauté à travers la noirceur?
Oui et non. Ce n’était pas un plan conscient. C’est arrivé tout seul. Quand on habite suffisamment longtemps dans le noir complet, un moment donné la lumière jaillit d’elle-même. On n’a pas à lui montrer le chemin. Elle le trouve. Par nécessité. C’est un mécanisme de survie.

J’ai eu l’occasion de voir ce mécanisme à l’œuvre dans ma vie à plusieurs reprises. Et quand il a été temps de décider de la structure du livre, l’alternance entre la lumière et la noirceur s’est imposée naturellement.

Le livre propose aussi une alternance entre le présent et les souvenirs d’enfance, puis entre vie imaginaire, vie réelle et tranches de vie des parents de la narratrice… Il y a plusieurs modes d’alternance à la fois entre différentes époques, entre divers degrés de grisaille et de luminosité, entre plusieurs muses aussi.

Et puisque vous en parlez : c’était sans doute nécessaire, pour moi, au fond, de créer de la beauté à partir du noir complet… De trouver de l’air sous l’eau. Parce qu’il y en a.

Photo : © Julie Artacho

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