Dans Les grands espaces (Alto), le troisième roman d’Annie Perreault, le désir de liberté appelle de toutes parts et nous amène dans sa foulée. Dans la rudesse du froid sibérien, une femme avance sur le lac Baïkal, en proie à une intransigeante envie de poser les pieds sur ce sol glacé où court en dessous une vie indépendante et mystérieuse. Elle fonce devant, sans lendemain ni mémoire, répondant à une idée fixe, celle de traverser l’immensité pour pouvoir peut-être s’apercevoir sur la ligne d’horizon.

Pour prendre la mesure de l’expérience vécue par son personnage, Annie Perreault s’est elle-même rendue en Sibérie, courir un marathon qui lui a fait traverser le Baïkal, ce grand lac gelé soumis au soufflement des rafales et auréolé d’un caractère sacré. Comme cela arrive souvent, ce qu’elle a éprouvé ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait anticipé. « J’avais envisagé quelque chose d’éprouvant et de difficile, et étonnamment, c’est un marathon que j’ai vécu dans une espèce d’état de grâce », explique-t-elle. Confrontée à la blancheur qui masque les repères, la coureuse vivait l’aventure, malgré la vastitude du paysage, comme un trajet de solitude, un parcours intérieur vécu dans la confiance et la force. Investie d’une énergie nouvelle, elle revient au Québec et donne une tournure différente à son roman. Sans mettre de côté l’histoire initiale, elle prend le pari de s’introduire dans le livre, empruntant les chemins parallèles de la fiction et du récit. « La lecture de Deborah Levy m’a certainement influencée parce que l’autrice se révèle, mais avec pudeur, et montre qu’à partir d’une expérience personnelle on peut s’inscrire dans quelque chose de plus global », raconte-t-elle. Elle a longtemps résisté à occuper une place, mais ce roman prenant souvent les devants sur la ligne directrice qu’Annie Perreault avait tracée, elle accepte finalement de laisser venir ce qui insiste. D’un chapitre à l’autre, on entendra donc tour à tour la voix d’Anna — la femme qui marche sur le lac —, puis celle de l’écrivaine, mêlant sa voix à toutes les autres qui viendront à nous au fil de l’avancement de l’histoire qui se vit à travers un voyage.

La porosité des frontières
À bord du Transsibérien, Anna fait la connaissance de Gaby, une artiste à l’essence sublimée qui, par son intensité, incarne à la fois la puissance et le danger du feu, pareillement au voyage qui fait figure tantôt de découverte, tantôt de fuite en avant — tout comme la course d’Anna sur le lac ressemble à un acte de suprême liberté en même temps qu’elle met en scène un moment de pure perdition. Cette dualité des pôles qui se remarque un peu partout dans le roman rend compte de la proximité des contraires qui peuvent cohabiter et influer l’un sur l’autre, pouvant à tout moment faire pencher d’un côté notre courage et nos vacillements. Le personnage d’Éléonore, tante de Gaby, en est sûrement le meilleur exemple. Éprise par l’envie du vaste monde, elle n’est pas née dans la bonne époque. On lui demande de prendre époux, de devenir infirmière ou secrétaire et de mener une vie rangée et sans fracas; elle rêve plutôt de s’envoler vers les étoiles avec Youri Gagarine, le premier homme à avoir aperçu l’espace. On finira par lui faire subir une lobotomie, la reléguant du bord de la folie. Perreault l’avoue, ce livre en est un sur les obsessions; quand ce qui s’obstine nous pousse vers notre but, quand la conviction va jusqu’au vertige. « J’aime être une folle qui se parle à elle-même », affirme Anna.

Chez Annie Perreault, l’acte d’écriture a un rapport avec la volonté de combler les manques, d’éclaircir les mystères qui entourent certains événements de nos vies ou encore de donner suite aux récits inachevés. Dans son plus récent roman, elle relate un accident de chasse qui a coûté une jambe à son oncle et autour duquel a toujours plané une atmosphère de non-dits. « Je pense que tous mes textes vont de ce côté-là, remplir les espaces vacants sans tout révéler. Dans le titre Les grands espaces, au-delà du parcours des vastes lieux, il y a la distance qui peut y avoir entre nous et certaines personnes, qu’on se trouve dans la même pièce ou à l’autre bout du monde », exprime l’autrice en faisant référence à une rupture d’amitié qu’elle-même et le personnage d’Anna vivront difficilement.

Briguer la chaleur
Les grands espaces, ce sont encore les trous béants pas encore colmatés que laissent certaines blessures, ce sont aussi les interstices qui permettent au froid de s’infiltrer pour nous ravir la chaleur des corps et des âmes. « Je demande aux gens que je photographie de me faire une confidence de froid. […] Rien de compliqué : tu me racontes le plus grand froid, la plus atroce froideur que tu as vécue », dit Gaby aux personnes qu’elle rencontre. Les témoignages recueillis parlent de l’autosabotage d’un cœur qui aime, des silences lourds de sens et de secrets, du deuil qui installe bien sûr sa froidure pendant ce qui nous semble parfois un siècle, des prises de conscience qui donnent froid dans le dos, du mois d’août au Yukon où vent et neige rivalisent. Mais les histoires de grand froid qu’Annie Perreault reçoit après avoir lancé un appel à tous, une fois mises en commun, apportent une chaleur qui émane du lien créé par la confidence. « Souvent, quand il y a des romans de froid, on est à l’intérieur, on est encabanés, on se réfugie, on regarde par la fenêtre, alors que moi, ça allait se passer dehors », précise l’autrice. Choisir d’affronter la tempête et y trouver son compte, se laisser renverser par les bourrasques au lieu de se terrer en place exiguë, voilà le parti pris de ce très beau roman. « On ne peut pas faire abstraction des vents, des grondements, des craquements de la glace qui fêle », dit Anna. Réduire les distances en prenant parole, rire de notre liberté malgré le risque que nous avons pris, transmuer l’austérité de la glace en étincelle ardente, écrire au nom de ce qui a échoué et faire de nos fissures des espaces où les autres puissent nous rejoindre.

Photo : © Julie Artacho

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