Elle était attendue comme rarement sont attendus les écrivaines et écrivains, même nos chouchous. Si Anaïs Barbeau-Lavalette avait conquis les foules avec son second roman, La femme qui fuit, elle poursuit son ascension avec Femme forêt, son dernier-né qui, comme une ode au territoire, à la transmission et à la fragilité de l’existence, vise le cœur avec une pensée et des mots aussi édifiants que bouleversants.

« Mon histoire familiale est tissée d’abandon. Des deux côtés de l’océan, le lien a été tranché, des gens sont partis sans revenir en laissant plein de petits trous chez les suivants.

Alors je me tricote des liens à l’infini.

J’allume des feux pour que la nuit n’arrive jamais.

Je me construis une constellation d’aimants qui me retiennent au sol. »

À mon humble avis, ce fragment d’une justesse exquise contient l’essence de l’écriture, voire de la création d’Anaïs Barbeau-Lavalette. C’est aussi l’âme de son message, la source de ses combats, de ses amours les plus sincères, entre autres pour ses trois enfants et pour celui qu’elle appelle son « homme ».

Il faut dire que dès les premières pages, j’ai tout aimé de ce livre. Plus encore que La femme qui fuit, qui récolte encore les honneurs mérités. Pour moi, Femme forêt, c’est une ondée soudaine de diamants sur un champ de bataille, c’est une pluie surgissant de justesse au beau milieu d’un désert, et le compte à rebours avant le grand chaos. J’y ai aussi trouvé des avertissements subtils, ou plutôt des invitations à emprunter les voies parallèles, à changer nos habitudes de vie, à observer notre Terre avec les yeux de la fin… « Je me suis demandé quel était le pouvoir de la fiction dans les combats environnementaux. C’est difficile de faire des récits ancrés dans ces luttes-là, je ne me sentais pas outillée, ça s’est donc fait par la voie détournée. »

Alors, ce récit traversé d’enseignements tirés de la littérature, de la mythologie et du monde naturel frôle-t-il le scénario catastrophe? Je dirais que oui, sans jamais en avoir l’air… La forte et bienveillante quadragénaire montréalaise est bien trop subtile et élégante pour nous foutre le blues ou pour devenir moralisatrice. Dans son cinéma comme dans ses textes, la beauté gagne sur la laideur, la finesse sur la robustesse, le raffinement sur le désœuvrement. Mine de rien, le message passe quand même. Ses doigts de fer savent danser sous ses gants de velours et cet art, peu le maîtrisent comme elle. Ces titres pandémiques présents et à venir, j’avoue les attendre de pied ferme, les redoutant comme une prochaine vague. Femme forêt a eu l’effet contraire, domptant mon cynisme et donnant à voir de nouvelles perspectives, d’autres manières d’aimer mon prochain, d’être mère, amie, amante et femme. Femme d’abord. « La femme est au-dessus du niveau de la mère. » Un jour, la poète Nicole Brossard lui a soufflé ce vers à l’oreille. Anaïs Barbeau-Lavalette ne l’a jamais oublié. Le mémo est partout chez elle.

Maison bleue, maison cocon
C’est pendant les plus sombres heures du confinement que tout a commencé pour ce troisième opus. Fuyant l’effroi et l’écœurantite, accompagnée de sa smala et de celle de sa meilleure amie, elle a quitté la ville pour la Maison bleue, lieu sacré de son enfance qui, au bout d’un rang, pousse avec les miracles du renouveau et les promesses d’une vie plus libre, aux racines des arbres, au nid des rivières, de ce qui coule de source. Déguerpir de la ville, des ruelles abandonnées, des cours d’école désertées, des tables de travail paralysées et se retirer pour une durée indéterminée signifiait pour les cinq enfants et les quatre adultes du groupe de faire le choix d’une autre vie, d’autres sacrifices, d’autres options ; en somme, d’opter pour un nouveau mode de vie en communauté avec pour paysage l’indomptable nature où puiser les activités du quotidien. Sans trop savoir par où commencer ni ce que ça allait donner au bout du compte. « En arrivant, les enfants ont retrouvé le droit de courir », se souvient-elle. C’était déjà ça.

Puis, en l’absence d’une réelle « chambre à soi », prise dans le capharnaüm journalier en troupeau, l’autrice a trouvé un nouveau souffle en forêt, une sorte de sensualité que l’emprise du quotidien et de la vie moderne nous fait oublier. En retrouvant des odeurs et des sensations et en sortant de l’anesthésie de la vie d’avant, la mémoire ancestrale, l’intime comme l’universelle, a repris ses droits.

« Il faut dire que le désir d’écrire sur le territoire, sur mes racines m’habitait déjà. J’ai eu besoin de me réfugier. Habituellement, on veut le faire à l’intérieur, mais là, l’intérieur devenait l’extérieur, là où je pensais être capable de me protéger. Je suis allée à la rencontre de la nature protectrice, salvatrice. Je n’étais plus juste une blonde, plus juste une mère. La nature me permettait de me rebrancher sur la moi de maintenant. C’est comme si progressivement, en nommant les plantes, les fleurs, en les cuisinant, je retrouvais ma place dans ce tout-là. C’est comme si tout à coup on descendait de notre piédestal. On se rend compte qu’on n’est pas plus hot que l’érable noir ou que l’asclépiade, on fait partie de cette affaire-là. C’est fou comme ça rend humble. Je n’avais jamais été aussi proche de cette réalité. On s’est aperçu qu’on allait mourir. Les enfants ont réalisé ça aussi, car ils ont vu mourir aussi autour comme jamais auparavant. Ça, ça ancre d’une juste façon », confie-t-elle.

C’est ainsi que des mots sont venus à elle, inspirés aussi par des réflexions de maîtres du moment comme Francis Hallé, David G. Haskell, Michel Onfray, Henry D. Thoreau, Anaïs Nin, etc. Les petits qui couraient toujours, eux, découvraient le chant des oiseaux, le souffle du vent, l’inquiétude des bêtes, la fragilité des insectes. D’autres humains sont apparus. Toujours, l’imprévisible, ce sur quoi l’emprise est impossible. Bercé par ce nouveau monde, s’y acclimatant en lâchant prise, le récit a creusé son chemin à tâtons, à coups de fragments en guise de forme lumineuse au fil des 304 pages de ce récit personnel et émouvant. On en sort transformé, plus forêt que piégé.

Photo : © Èva-Maude TC

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