Il n’est pas si courant d’avoir la chance de parler avec des artistes quelques mois après qu’une de leurs œuvres fut devenue un objet public. En général, la parole leur est donnée au moment de l’envol du livre (ou du film ou de la pièce de théâtre ou du spectacle ou de… name it) puis lors du lancement de leur production subséquente. Pourtant riche en découvertes, en constats et en apprentissages, la saison qui suit une « naissance » artistique reste souvent dans l’ombre. 

À moins que, comme dans le cas d’Alexie Morin, ne survienne le bel imprévu, tel un prix. L’auteure d’Ouvrir son cœur a vu son « roman sans fiction » apparaître, en janvier, sur la liste des finalistes au Prix des libraires (catégorie « Roman québécois »). Le 16 mai, il le remportait. Six mois, donc, après que le livre eut été lancé. « Un beau prix, l’un des rares qui peut faire la différence dans la carrière et la vie d’un livre. En plus, c’est un prix consistant. Année après année, il récompense des œuvres qui sont solides et belles. » Cela dit sur un ton droit au but, factuel, sans fioritures. Pas de flagornerie ici. Pas besoin de passer beaucoup de temps avec l’éditrice et auteure pour se rendre compte qu’elle ne s’adonne pas à cela.

Bref, la remise du prix était l’occasion idéale pour lui tendre de nouveau le micro et parler du tout-de-suite-après le bouquin. C’était le but premier. Mais une fois atteint, pendant deux heures qui ont filé ridiculement vite, il a été question de littérature, d’écriture, de son travail d’éditrice au Quartanier (où, en 2013, elle a aussi publié le recueil de poésie Chien de fusil et la novella Royauté). Mais aussi de superhéros, de Stephen King, d’intelligence artificielle, de science-fiction, etc.

Autant d’intérêts qu’elle a et à propos desquels elle se fait diserte, affiche sa passion, creuse les pistes, réfléchit tout haut. Elle a beau, ici et là dans la conversation, évoquer son TDAH, elle ne perd pas, elle ne perd jamais de vue la question… ou, quand ça arrive, elle la retrouve et y trouve réponse.

Après la vanité
Ouvrir son cœur « n’est pas un spectacle très digne, surtout quand la personne qui l’offre est une femme », écrivait-elle au début de son livre. C’est pourtant ce qu’elle a fait. Ouvrir son cœur pour éclater sa vie en dizaines de fragments. Pour dire son « œil croche ». Pour dire Fanny, l’amitié, les trahisons. Pour dire la petite ville et son usine. Pour dire l’adolescence brûlante et brûlée. Pour dire la vie, la mort. La honte.

Alexie Morin, envers et contre doutes, a fait, défait, refait ce texte pendant huit ans. Consciente des possibles conséquences, qu’elle passe au crible dans « Vanité », partie finale de ce récit digne et droit.

« Il est fascinant de constater combien les préoccupations qu’on a face à un livre avant qu’il paraisse sont de l’ordre du très personnel : on s’inquiète pour soi, observe-t-elle à propos de ces dernières pages. Le texte n’est pas encore détaché de nous et on a encore accès à tout le discours qui se fait sur le manuscrit : désaccords, points négatifs, peu importe, on est présents et on a la possibilité de recommencer, de modifier. Mais dès que le livre devient un objet et qu’il commence à circuler, il devient sa propre entité. Un truc solide dont les gens peuvent parler en notre absence. »

Et qu’en disent-ils, que lui en disent-ils, les gens, de ce « truc solide » où elle ouvre son cœur de façon impudique et brillante? « Ce qui est vraiment venu les chercher, c’est quand ils s’y reconnaissent. En tous cas, ceux qui se sont manifestés à moi sont ceux qui se sont reconnus et non pas ceux qui étaient frappés par la nature étrangère, bizarre ou juste moralement répréhensible de ce qu’ils avaient lu », remarque Alexie Morin qui, pour sa part, s’est sentie libérée quand le cordon a été coupé et que le livre a pris son envol.

L’auteure, l’éditrice
Des réactions et de la réponse, elle note également combien on lui parle peu de ces autres aspects d’Ouvrir son cœur que sont la pensée philosophique, la pensée féministe… la pensée, carrément. « En fait, au bout du compte, en ce moment, j’en apprends plus sur mes lecteurs que sur le livre. Ce qui, je crois, est normal : les livres peuvent rester très longtemps des objets mystérieux pour leurs auteurs », conclut celle dans la tête de qui cohabitent auteure et éditrice, qui se sont changées l’une l’autre mais qui n’interfèrent jamais dans le travail de l’autre. « Je ne peux pas écrire en tant qu’éditrice et je ne peux pas éditer en tant qu’autrice. »

Mais. Au contact de l’éditrice, l’auteure a compris « la valeur et la nécessité du travail assidu, des habitudes ». Elle bénéficie aussi du fait que l’éditrice a une connaissance privilégiée de la façon dont « les manuscrits deviennent des livres, de la façon dont il est possible de faire avancer un texte en termes de langue, de mise en forme, d’organisation ». Quant à l’éditrice, elle est familière avec les coulisses de la création et l’importance du respect du travail fourni : elle voit « les potentialités à investir dans un texte, les effets à susciter »; et elle les communique à l’auteur avec égard pour ce qui est là et non pour ce qu’elle voudrait, elle, qui y soit. « C’est un travail très rigoureux, très technique sur le plan de la langue et de la construction, que celui d’éditrice; mais c’est aussi un gros travail de sensibilité, d’esthétisme et d’empathie. »

Deux têtes valent mieux qu’une… surtout quand elles cohabitent dans la même. Un point de départ sur lequel pourrait commencer à s’amuser un Stephen King — d’ailleurs, comme les superhéros, l’intelligence artificielle, la science-fiction, ne s’est-il pas immiscé dans la conversation? Oui. Et cela restera de la conversation. Du privé. Du privilège. En attendant, peut-être, une autre fois.

Photo : © Le Quartanier / Justine Latour

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