Aimée Laberge : Je me souviens

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Il est vrai qu'on n'échappe pas à son histoire, et Aimée Laberge, qui vit à l'étranger depuis un quart de siècle, nous en fait la brillante démonstration. Chronique familiale s'échelonnant sur une centaine d'années, Les Femmes du fleuve narre le destin des descendantes d'Antonio Tremblay, l'un des derniers coureurs des bois. Son arrière-petite-fille, Lucie, décide de retracer cet ancêtre mystérieusement disparu dont le souvenir n'est jamais évoqué par ses mère, grand-mère et arrière-grand-mère. Elle entreprend ainsi un voyage qui, de l'Ancien au Nouveau Monde, lui fait traverser le temps et découvrir, simultanément, son histoire et celle du Québec.

 » Souviens-toi de moi ; lui, oublie-le. « 

Native de Sainte-Foy, Lucie a suivi à Londres son mari avec leurs deux filles. Bibliothécaire à la British Library, elle entame des recherches sur son arrière-grand-père Antonio Tremblay, un coureur des bois de Laterrière, au sud de Chicoutimi :  » Antonio ne faisait pas que de la trappe de fourrures, il travaillait aussi au chantier et en usine. L’origine de ce personnage est un commentaire de ma mère sur son grand-père, qu’elle n’avait jamais connu. Elle m’a dit :  » Le père de ma mère n’était jamais là, il était toujours dans le bois « . Antonio représente l’homme absent. Il est un prototype, à travers les âges, de l’homme qui s’en va « , explique l’auteure, rejointe à son domicile de Chicago.

On n’a jamais retrouvé le corps d’Antonio, qui a été emporté par la grippe espagnole de 1918. Parti une moitié de l’année, l’aïeul menait une double vie. D’un côté, il y avait son épouse chrétienne, Marie-Ange, mère de Marie-Joseph et de Marie-Reine, elle aussi victime de l’épidémie. De l’autre, sa compagne païenne, l’Amérindienne Marie Kapesh, qui lui donna une fille et trois garçons. Bouleversée par la rencontre d’un ancien amant, Lucie reviendra au pays pour voir clair dans son mariage et, par la même occasion, tenter de retrouver l’enfant indienne d’Antonio. Fait plus dramatique, elle soutiendra aussi sa mère, Lilianne, atteinte d’une tumeur au cerveau.

La terre de Caïn

Pour ce premier roman ambitieux alternant entre les époques et les continents, Aimée Laberge s’est inspirée des trois Relations de Jacques Cartier :  » Les populations autochtones n’ayant pas vraiment laissé d’écrits, le premier témoignage est celui de Cartier, où il découvre les côtes du fleuve Saint-Laurent. Le voyage de Lucie se veut l’écho de celui du navigateur. Comme lui, elle va du Vieux au Nouveau Monde, sauf qu’elle revient à la maison « , explique l’auteure.

En 1534, Cartier se heurte aux littoraux inhospitaliers du Labrador. Dans la première de ses trois Relations, il écrit :  » J’estime mieulx que aultrement que c’est la terre que Dieu donna à Cayn « . L’explorateur n’aurait su mieux prédire la vie de labeur qui attendait les colons de Stadaconé, Hochelaga et du royaume de Saganah :  » J’étais partie du Québec depuis plusieurs années lorsque j’ai commencé à écrire Les Femmes du fleuve. Il y a d’abord eu l’exil de la langue. J’habitais à Toronto, étais mariée un anglophone et prenais des cours de Creative Writing. Lorsque j’ai commencé à utiliser l’anglais, j’ai eu envie de raconter le Québec. Puis il y a eu l’exil physique. Tant que j’étais à Toronto, ça allait, mais quand j’ai habité cinq ans en Angleterre, je m’ennuyais de chez nous ! J’en ai donc fait une terre mythique : le bord du fleuve est devenue une image très forte.  » Comme sa narratrice, Aimée Laberge a (re)découvert notre histoire lors de ses recherches :  » Pour moi, le début de la colonie, ce n’est ni la découverte du Canada par Jacques Cartier, ni la fondation de Québec par Samuel de Champlain, mais bien le chapeau. En effet, le commerce de la fourrure, les poils de castor qui étaient mélangés aux poils de lapin pour faire le feutre des tricornes du roi, voilà ce qui m’intéressait ! « .

Des Filles du Roy aux petites Tremblay

Marie-Ange, Marie-Joseph, Marie-Reine, Lilianne et Lucie : à travers les grands bouleversements survenus au cours du XXe siècle, des deux grandes guerres jusqu’au FLQ en passant par la Révolution tranquille, les femmes d’Aimée Laberge sont restées solidaires et inébranlables comme le roc :  » J’aime beaucoup Marie-Joseph, qui représente la femme de Dieu, celle qui reste vierge [NDLR : Marie-Joseph se marie sur le tard, mais l’union ne sera jamais consommée], alors que Marie-Reine aime les hommes. Elles sont les deux archétypes de la femme québécoise « , souligne l’auteure, qui a également redonné vie à des figures fondatrices comme Marie de l’Incarnation et Hélène de Champlain. Pour la femme du fondateur de Québec, le Nouveau Monde a le visage d’une grande sauvagesse avec qui elle troque chapelet contre collier de coquillages :  » Cette scène est l’un des beaux moments d’écriture. J’ai voulu que le premier contact, le choc de deux cultures, passe par les femmes. Hélène de Champlain m’intriguait énormément ; il y a peu d’informations à son égard, mais le peu que j’ai lu sur elle m’a donné envie de la mettre en scène. « 

Mon Père, pardonnez-moi mes offenses…

Ce vaste et riche continent, déjà si meurtri malgré sa jeunesse, sera caractérisé par la rédemption des fautes. Dans le discours catholique, les descendants des Filles du Roy, élevés dans la foi, ou ceux des coureurs des bois, petits païens métis, expient pareillement leur faute à perpétuité. Ainsi en est-il des filles d’Antonio Tremblay. Pour la romancière, il était très important d’illustrer les conséquences de l’abandon progressif de la spiritualité au cours du XXe siècle. Laberge nous entretient certes de la libéralisation des mœurs sexuelles, mais elle insiste surtout sur la nature des combats individuels et collectifs, radicalement transformée. Avec l’arrivée des femmes sur le marché du travail et les églises se vidant peu à peu, les politiciens incarnaient le nouveau Dieu, ralliant les peuples et soulevant les passions :  » Le catéchisme était le texte d’apprentissage de Dieu et de la religion. J’ai tenu entre mes mains celui de Jean de Brébeuf et je sentais vraiment que mon histoire passait par là. Or, les moments charnières de notre histoire, ce sont des textes comme le Manifeste du FLQ et la Loi 101, qui sont devenus beaucoup plus importants que le catéchisme « , explique-t-elle.

En somme, l’abandon des croyances religieuses marque le tournant majeur des cent dernières années, mais ce changement a laissé des vides affectifs :  » Le cheminement de Lucie, c’est aussi une quête spirituelle. Tout ce qu’elle a demandé, c’est d’avoir le droit de poser des questions, mais il n’y a pas de réponses toutes faites. Quelles sont les histoires que nous pourrons raconter à nos filles ? Celles de Marie-Reine ont été passées à Lilianne, puis à Lucie, mais qu’est-ce que Lucie va bien pouvoir raconter aux siennes ? Qu’y a-t-il dans sa vie ? Pour moi, c’était la grande question. « 

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