Abla Farhoud : Le Fou d’Omar ou être à l’origine de sa propre vie

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Comédienne et dramaturge, Abla Farhoud a publié trois romans. Le Bonheur a la queue glissante (Typo) et Splendide solitude (L'Hexagone) donnaient la parole à des femmes; le dernier, Le Fou d'Omar, est bâti autour de quatre hommes. Les écrits d'Omar et de ses deux fils, Radwan le fou et Rawi l'écrivain, y côtoient ceux de leur voisin aussi éclairé que son nom, Lucien Laflamme. «Être original, c'est peut-être juste être à l'origine de sa propre vie»: les mots de ce dernier personnage résument assez bien la force du roman, qui jette, par son travail du thème de la folie, une lumière aux riches nuances sur la question du destin.

Lorsque vous écrivez, avez-vous un projet, un plan bien défini?

J’ai un sentiment. Il faut toutefois que je ressente ce sentiment suffisamment fort pour porter une histoire. Pour Splendide solitude, l’émotion première est venue d’un moment précis. J’écrivais, je cherchais… À un moment donné, j’ai entendu ma fille jouer au piano une musique qui m’a profondément troublée. Elle venait de perdre un ami, je ne sais pas… Je suis allée à l’ordinateur, et j’ai écrit: «Je n’ai plus que mon corps. Même lui s’en va tranquillement. Même lui». Pour Le Fou d’Omar, la première image, c’était un homme qui se réveille, seul. Il a vécu toute sa vie avec son père, et ce père vient de mourir.

On retrouvait déjà, avec le personnage de Dounia, dans Le Bonheur a la queue glissante, le thème de la dépossession liée à l’absence de parole. Ici, le père, Omar, a prédit au fils qu’il ne deviendrait un homme, qu’il ne trouverait sa voix qu’à sa mort.

Un fou est-il un homme? On parle beaucoup depuis le Père manquant, fils manqué de Guy Corneau de la condition des hommes privés de modèle masculin. J’ai fait le contraire: j’ai imaginé un père trop présent. Et j’en arrive pourtant moi aussi à un «fils manqué»… Je trouvais intéressant, plutôt que de tenir un propos extérieur, de faire parler des personnages.

On trouve deux grandes figures de générosité dans vos romans. Dounia, dans Le Bonheur…, qui ne dit pas qu’elle aime, mais «fait à manger»; dans Le Fou d’Omar, le premier contact de Lucien avec ses voisins musulmans passe par un ragoût qu’il leur a concocté, «un ragoût de pattes de cochon sans cochon». Pourquoi avoir pris un gars de Chicoutimi pour camper l’ouverture à l’Autre?

Parce qu’on écrit avec ce qu’on a connu, nos expériences. J’ai peut-être rencontré trente Lucien Laflamme dans ma vie; c’est d’ailleurs le personnage qui me ressemble le plus. Quand j’écris, j’essaie de montrer la ressemblance, non pas les choses qui distinguent, qui sont dures, xénophobes… Moi, je veux montrer le côté où les êtres humains se ressemblent. La différence, on la voit: c’est ce qui saute aux yeux au tout début.

C’est un fou heureux, d’une certaine façon: il échappe volontairement au cadre social.

Exactement! Il y a une différence entre être «fou» et «malade mental». Le père, Omar, est fou d’amour pour son fils. Il refuse le destin. C’est ça, un fou. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais deux enfants à faire vivre, très peu de revenus, et je me suis mise à écrire ! Si ce n’est pas fou, qu’est-ce que c’est? La maladie, tu n’y peux rien. Tu peux prendre tes médicaments. C’est tout. C’est le contraire du désir, c’est une dépossession.

Vos deux premiers romans sont des monologues, Le Fou d’Omar en entrelace plusieurs. S’agit-il d’un choix propre à votre conception de l’écriture?

Non. Au théâtre, j’ai écrit un monologue de femme seule, mais autrement, c’était toujours des personnages en interaction, en dialogue. Le Fou d’Omar est un peu plus complexe que mes romans précédents, mais je n’ai pas encore trouvé le sujet pour écrire à la troisième personne. C’est une chose de savoir ce que c’est de l’extérieur, un roman. C’en est une autre de le faire.

Chacune des parties s’intitule «livre» : c’est, en quelque sorte, le journal de chacun des personnages. Chacun de ces livres commence par une citation. Pourquoi avoir opté pour cette forme?

La littérature, pour moi, c’est quelque chose qui doit circuler. J’aimerais être citée et j’aime citer les autres, mettre entre guillemets des phrases qui ont éveillé en moi des sentiments, des pensées. Mais c’est la première fois que je m’en sers en exergue. Ici, l’un des frères veut devenir écrivain, et l’autre l’est devenu. Dans la construction du Fou d’Omar, le «livre» est extrêmement important ; il y a «livre» au sens de ce que le personnage a à «livrer» Ce n’est donc pas pour rien que j’appelle chacune des parties « livre ». Les meilleures structures, pour moi, ne s’imposent pas. J’attends que les choses viennent. Quand on laisse les choses arriver, elles sont plus vraies. En commençant, je savais que Radwan devait enterrer son père. Mais je ne savais pas comment il allait le faire. Cette fin, je l’ai cherchée pendant deux ans, cherchée activement, tout en continuant à écrire: je veux dire qu’il n’y a rien de plaqué.

Le livre de Radwan, écrit comme un patchwork langagier, a-t-il été difficile à écrire ?

Non. C’est un langage que je n’ai pratiquement pas retravaillé. Écrire, c’est toujours «travailler» la langue, mais pour le fou, le travail demandait plutôt de la concentration. Pour l’imaginer, il me fallait non seulement entrer dans un univers que je ne connaissais pas, mais l’incarner avec des mots et donc, ça me permettait de laisser aller ma propre folie. Dès que j’étais dans cette tête-là, je disposais d’une liberté plus grande.

Une liberté par rapport à votre langage, votre propre compréhension ?

Oui, exactement. Quand on fait les choses, on est toujours à la limite de notre ignorance, de nos capacités. C’est en partie pour repousser cette limite qu’on travaille. Les mots ne peuvent pas tout dire. C’est pour ça qu’on écrit, je pense. Pour démêler le plus possible. Et là, il me faut écrire pour approfondir ce que je n’ai pas saisi. À chaque livre, on avance dans ta compréhension de l’univers, mais aussi dans ta liberté d’écrire. Tout l’art est une entreprise de liberté. Aller plus loin… Je me construis en écrivant. C’est mon pays.

Bibliographie :
Le Fou d’Omar, VLB Éditeur, 186 p., 19,95 $

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