John Le Carré : Le romancier venu de la Guerre froide

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Il parle lentement, posément, avec l'accent suave et les intonations d'un diplômé d'Oxford et d'ex-professeur à Eton, et manie le langage en virtuose. Mais John Le Carré est en colère. À 72 ans, David John Moore Cornwell est probablement l'auteur de romans d'espionnage le plus réputé au monde, même si ses livres ont une qualité littéraire peu égalée. Depuis son premier roman paru il y a plus de quarante ans, alors qu'il était jeune diplomate et agent des services secrets en poste en Allemagne, Le Carré a publié 19 titres, y compris des classiques du genre tels que L'Espion qui venait du froid et La Maison Russie.

Son plus récent roman, Une amitié absolue, combine sa fascination pour la Guerre froide et sa bête noire du moment : une conviction brûlante que la guerre contre le terrorisme lancée par les États-Unis menace la paix mondiale autant que le mal qu’elle tente prétendument d’endiguer. Le roman met en scène un Britannique du nom de Ted Mundy et un Allemand nommé Sasha, fils d’un pasteur luthérien au nébuleux passé nazi, qui deviendront des amis absolus dans la tourmente quasi révolutionnaire du Berlin-Ouest de la fin des années 60.

Tous deux se retrouvent agents doubles au service de Sa Majesté durant la Guerre froide et reprennent contact après la chute du Mur, en même temps que leur vie clandestine à la veille de la guerre en Irak. Tous deux finissent également victimes de ce que Le Carré appelle la « junte néoconservatrice » qui règne à Washington. Une amitié absolue renoue avec un thème familier et un vieux territoire : l’Allemagne durant la Guerre froide. Et les descriptions des lieux et des gens sont aussi évocatrices que jamais. Mais Le Carré nie qu’il soit atteint de ce que les Allemands contemporains appellent l’ostalgie, la nostalgie de l’ancienne Allemagne de l’Est : «Je m’intéresse bien plus à la progression organique de l’Histoire. Je ne m’ennuie pas du bon vieux temps de la Guerre froide, au contraire. Ce qui m’inquiète, c’est la vitesse avec laquelle une hyperpuissance a recréé l’atmosphère de terreur.» Ses idées sur la guerre en Irak parsèment le livre, terminé en juin 2003 : « C’était une guerre illégitime, une conspiration criminelle. Aucune provocation, aucun lien avec Al-Qaïda, aucune arme apocalyptique. Toutes ces histoires de complicité avec Oussama relevaient du baratin complaisant. Ce n’était rien d’autre qu’une bonne vieille guerre coloniale déguisée en croisade pour la vie et la liberté à l’Occidentale, lancée par une clique de judéo-chrétiens belliqueux, d’hallucinés géopolitiques qui ont piraté les médias et exploité la psychose américaine de l’après-11 septembre.»

Pour un écrivain avare d’entrevues, Le Carré est intarissable au sujet de Bush, Blair et de la guerre antiterroriste : « Je n’aime pas ce terme parce qu’il laisse entendre qu’on transforme une guerre idéologique et religieuse en un conflit territorial. » Selon lui, la vague de terreur au Moyen-Orient est imputable d’abord et avant tout à la création de l’État d’Israël et à la situation qui perdure là-bas : « Si on pouvait dénouer l’impasse israélo-palestinienne, on règlerait la moitié des problèmes. Si comme moi vous croyez qu’Israël doit survivre, que les Juifs ont droit à une patrie, il est néanmoins possible d’affirmer qu’ils s’y prennent mal. Mais tenir de tels propos fait de moi un antisémite. Quand j’ai publié La Petite Fille au tambour (son roman de 1983 qui abordait la question israélo-palestinienne), j’ai reçu des lettres injurieuses des organisations juives américaines. Mais aucune d’Israël.»

Le Carré croit que le monde est affligé par trois formes de fondamentalisme. S’il n’insiste pas sur le fondamentalisme islamique, il critique sévèrement l’alliance entre l’évangélisme chrétien et ce qu’il appelle le fondamentalisme «zioniste» : «N’y a-t-il personne qui parlera jamais de ce fondamentalisme sioniste, ces Juifs américains qui s’établissent dans les territoires occupés ? On y entend la même rhétorique raciste, les mêmes arguments sanguinaires et la même indifférence à l’égard de la vie et de la mort.» Quand on lui rappelle que Bush et Sharon ont été élus et qu’ils peuvent être remplacés par leurs électeurs, alors que les Saddam Hussein de ce monde règnent en despotes durant des décennies, Le Carré réplique : «Croyez-vous que Bush a été élu légalement? Considérez-vous comme démocratique le démantèlement des droits civiques pour lesquels les fondateurs des États-Unis s’étaient battus? Pensez-vous que nous donnons un bel exemple de la démocratie à Guantanamo? Croyez-vous qu’il est démocratique de mentir, sans cesse et délibérément, à une population qui vous a élu, ou peut-être pas élu? Alors, s’il vous plaît, ne tombez pas dans le panneau, n’acceptez pas cette idée selon laquelle ce conflit oppose la civilisation à la barbarie. C’est le premier mythe colonial. Cette guerre oppose hyperpuissance et non-hyperpuissance, majorité et minorité. De mémoire, il n’y a pas une seule guerre qui se soit livrée de manière si inéquitable, à l’exception peut-être de celle de Suez.»

À l’origine, Une amitié absolue ne devait pas porter sur la guerre contre le terrorisme. Le Carré a commencé à esquisser le plan du roman bien avant le 11 septembre 2001 et prévoyait écrire sur l’émergence du mouvement altermondialiste. Mais après le 11 septembre, son attention s’est tournée vers la campagne américaine contre le terrorisme : «J’ai regardé avec horreur les médias et le public américain gober ces histoires ridicules sur l’implication de Saddam dans la tragédie du WTC. Où diable étaient alors les démocrates? Où était la presse américaine? Comment peut-elle être fière de la tournure des événements? Comment peut-on encore la prendre pour la voix de la démocratie?» La décision du Premier Ministre britannique Tony Blair de s’engager aux côtés des Américains l’a déçu, lui qui avait célébré la victoire de ce dernier aux élections de 1997 par une réception monstre : «Tout le monde était venu, on a pleuré et on s’est embrassés à l’idée que ces horribles années de pourriture sous le règne des conservateurs prenaient fin.» En ce qui concerne l’Irak, l’auteur croit que Blair a fait «une folie, tant sur le plan pragmatique que diplomatique : il a promis qu’il irait en guerre avec Bush, qu’il soit ou non capable d’y entraîner l’Europe ou les Nations Unies.»

Le Carré ne nie pas qu’avec Une amitié absolue, il a écrit davantage qu’un thriller : «La raison pour laquelle je me démarque, c’est que plus personne ou presque n’écrit de romans politiques.»

Traduit, abrégé et adapté par Stanley Péan, ce texte a été initialement publié dans The Globe and Mail, édition du 6 janvier 2004.

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