James Ellroy: La mort, l’histoire et l’amour des femmes

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Ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler une mince affaire. Avec Underworld USA, le roman, l'inimitable James Ellroy vient mettre un terme, après presque vingt ans de travail, à l'aventure «Underworld USA», la trilogie de quelque 2 500 pages qui réécrit l'histoire des États-Unis de 1958 à 1972, en pataugeant dans ses caniveaux sombres et sanglants. La fin de cette lourde tâche plonge l'auteur dans un état d'enthousiasme considérable. Un bonheur contagieux qui fait vibrer la ligne téléphonique depuis Paris, où il passait un très bon moment à faire la promotion du roman auprès d'une critique et d'un public déjà convaincus: «Je suis soulagé et comblé d'en être venu à bout, animé par le profond désir d'éclipser cette trilogie par une oeuvre encore plus vaste et importante. En prime, je suis heureux d'être invité à présenter mon livre en France — et de constater que le livre est, ici, un véritable best-seller. La vie est belle!»

L’optimiste dans un bain de sang Pourtant, difficile de concilier, à première vue, l’attitude presque joviale d’Ellroy avec la matière glauque de cette série de romans. La piste mortelle lancée avec American Tabloid, et suivie à un rythme encore plus étourdissant dans American Death Trip, se poursuit avec autant d’énergie assassine dans Underworld USA. À commencer, dès le départ, par l’attaque brutale d’un fourgon blindé qui laisse une pile de cadavres dans une rue de Los Angeles. Cette agression, on s’en doute bien, a un lien mystérieux avec le reste des événements complexes qui constituent le roman —, mais il faut être patient pour le découvrir.

Violence, meurtres, enquêtes douteuses menées à la force des bras, corruption et complots, crimes politiques, racisme, sexisme et paranoïa de la droite américaine: voilà les ingrédients qui composent cette histoire marquée par les assassinats de John et Robert Kennedy et de Martin Luther King, points d’orgue des deux premiers volumes de la trilogie. Des personnages des premiers volumes, notamment Wayne Tedrow Jr, «chimiste» et ancien policier ayant récemment assassiné son père (en plus d’avoir commis une série de crimes apparemment racistes), et Dwight Holly, agent du FBI, exécuteur des basses oeuvres de J. Edgar Hoover, poursuivent leur travail de sape contre les forces du progrès (droits civiques, égalité des sexes) des années 60. Au moment où Richard Nixon s’apprête à prendre le pouvoir, il semble y avoir bien peu de raisons de se réjouir.

Et pourtant, insiste James Ellroy, «je ne crois pas que la trilogie donne vraiment une vision sombre de l’Amérique. Au risque de vous surprendre, je suis un optimiste. Je vois l’Amérique comme une force positive dans le monde. Elle peut avoir des problèmes. Elle est comme un géant maladroit et compliqué, qui éprouve des crises de croissance, mais je crois en son avenir». Une preuve de cet optimisme, pour lui, est l’élection de Barack Obama. «Je ne crois pas qu’il fera un grand président, confie Ellroy, mais le moment de son élection est, en soi, d’une énorme importance pour l’Amérique. Enfin, on verra bien.»

Pour l’amour des femmes
Cette vitalité de l’Amérique, Ellroy la présente d’une certaine façon comme une force érotique vitale et puissante: Éros qui vient répondre à Thanatos, le sexe et l’amour en réponse à la mort: «Le livre se termine sur un homme obsédé par une femme. Pendant que j’écrivais ces livres, j’étais obsédé par des femmes, en parti culier par celle qui est devenue mon épouse, une Américaine forte et débordante d’énergie, comme moi.» La place des femmes dans la vie de James Ellroy fera d’ailleurs l’objet d’un récit autobiographique à paraître en novembre, un récit qui représentera en quelque sorte le miroir de la trilogie.

L’amour des femmes s’avère effectivement, tout au long du roman, une motivation puissante pour les personnages masculins, que ce soit Dwight Holly (secrètement amoureux de militantes de gauche) ou encore Donald «Crutch» Crutchfield, le jeune détective privé qui vient compléter le trio des personnages principaux du livre. «Pourquoi faites-vous toutes ces choses insensées?», lui demande une intrigante emmêlée dans l’écheveau de ces histoires complexes. «Pour que les femmes m’aiment», répond-il, à la veille de mener l’enquête vers sa résolution.

L’amour du sexe féminin, les relations intimes des protagonistes avec les femmes qui les séduisent, agissent ainsi comme un révélateur des motivations profondes des personnages. Si Wayne Tedrow semble être un raciste, l’affaire n’est pas si simple, et un sentiment de culpabilité le pousse à commettre des actes inattendus. Même chose pour Dwight Holly, dont le coeur se révèle beaucoup plus ouvert et juste qu’il ne se le serait avoué. «Pour moi, tout est lié à la rencontre entre les hommes et les femmes», insiste l’auteur.

Jouer avec l’histoire
Pour inscrire ces relations hommes-femmes dans le grand tout historique du projet, Ellroy s’est investi entièrement dans son sujet. Libre des distractions qu’offrent télé, ordinateur ou même cellulaire, il indique s’être plongé entièrement dans l’époque qu’il cherchait à décrire. Une aventure à laquelle il avoue avoir pris un très grand plaisir. «Le fait est que j’adore écrire mes livres. Quand je me mets à écrire, je me donne un plan détaillé, je connais l’histoire du début à la fin et je prends un plaisir fou à écrire les scènes. J’aime toutes ces saloperies et j’aime bien les mettre sur papier. Ce n’est pas comme si je faisais vraiment ces choses. Et si vous y pensez bien, il y a une bonne dose de grotesque et de comédie noire [dans mes romans]», souligne-t-il à juste titre.

C’est probablement cette capacité d’Ellroy à faire flèche de tout bois qui explique le succès de son entreprise. Une capacité jouissive à mener son histoire comme bon lui semble, sans chercher, d’ailleurs, à respecter à la lettre la vérité historique sur laquelle il appuie tout de même son récit: «Je ne me soucie pas de ça. Le roman est exact, sur le plan historique, en ce sens que tous les événements qui en font partie ont lieu au bon moment et au bon endroit. Mais je ne prétends absolument pas que le livre est vrai. En fait, 99% de ces histoires sont pure invention.» Bref, si le livre s’abreuve aux théories du complot suscitées au fil des ans par les tristes événements des années 60, ce n’est pas que l’auteur y adhère ou en fasse la promotion. Il s’agit bel et bien d’une oeuvre de fiction, qui doit être lue comme telle, même si certains lecteurs y voient plus que cela. «La dynamique qui explique ce phénomène, celle qui donne sa crédibilité au livre, explique l’auteur du Dahlia noir, c’est que nous connaissons tous l’histoire et son sous-texte. Nous comprenons que les grands personnages qui font partie de l’histoire ont fait appel, pour accomplir leurs actions les plus sombres, à des personnages anonymes. Et moi, ce que je fais, c’est que j’accorde une humanité et une plus grande profondeur aux rats qui ont commis ces actes.»

Bref, les romans d’Ellroy remplissent ici la même fonction qu’un livre ou un film de guerre où l’on montre les fantassins dans les tranchées, plutôt que les généraux élaborant leurs grandes stratégies. Les mains ensanglantées de ceux qui font tourner les engrenages de l’histoire, leurs consciences coupables et les gestes par lesquels ils cherchent une éventuelle rédemption, voilà les outils qui viennent donner le poids du réel à cette énorme trilogie. Réalité et fiction jouent à s’y rattraper l’une l’autre, grâce à l’énergie brillante d’un romancier vraiment pas comme les autres.

Bibliographie :
Underworld Usa, Rivages 848 p. | 39,95$

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