Gary Victor : Qui aime bien châtie bien

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Pour des raisons de toute évidence liées à l’histoire haïtienne, le genre policier n’a guère été pratiqué par les écrivains issus de la patrie de Toussaint-Louverture. C’est ce qui rend d’autant plus précieuse et unique la série des aventures de l’inspecteur Dieuswalwe Azémar, à laquelle Gary Victor ajoute cet automne un troisième volet avec la publication de Cures et châtiments.

Quand on interroge Gary Victor sur les raisons de la rareté du roman policier dans les lettres haïtiennes, il donne une explication fort plausible : « On est très à la remorque d’une conception parisienne de la littérature en Haïti. Le roman policier a toujours été considéré par nos écrivains comme un sous-genre. Pour moi, au contraire, il demande plus de travail d’écriture et de conception qu’un roman dit sérieux. De toute manière, moi, je me balade entre les genres. Je n’ai jamais porté d’œillères. J’ai toujours revendiqué ma liberté en tant que créateur. »

Admirateur de Georges Simenon, de James Hadley Chase et, plus encore, de Chester Himes, dont il apprécie particulièrement l’humour et le regard critique sur l’Amérique, Victor rêvait depuis ses débuts de créer un héros dans la lignée de ceux qui ont fait le bonheur de ce genre. « Mon personnage me permet d’explorer les allées sombres de la société. J’avais un jeune ami, un policier qui carburait au kleren (alcool haïtien), dégoûté qu’il était de ce qui se passait en Haïti dans la police, mais surtout découragé de sa propre impuissance. C’est lui qui m’a inspiré Dieuswalwe Azémar. »

Tout tafiatè (ivrogne) qu’il soit, l’inspecteur Azémar s’impose comme un incorruptible dans une société, hélas, gangrénée par la corruption. Pas étonnant alors qu’un protagoniste de Cures et châtiments le qualifie de héros de film de science-fiction. « Son originalité vient du fait qu’il porte sont incorruptibilité comme un boulet », d’opiner le romancier. « Honnête malgré lui, il aimerait bien être autrement. Il ne s’aime pas et c’est pour cela qu’il boit. Il se voit presque agir et il s’en prend à ses parents qui lui ont inculqué ces valeurs qui sont les siennes et dont il voudrait se débarrasser. Dans une société où la corruption est pratiquée sans sanction, où elle est la norme, le citoyen un tant soit peu honnête peut arriver à regretter de n’être pas comme les autres. On est alors comme un funambule, sur sa corde au-dessus du vide. C’est la victoire finale de la voyoucratie. »

Pour ce troisième volet des aventures d’Azémar, Gary Victor s’est inspiré d’un fait réel, la mort suspecte d’un général brésilien de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTHA). « On avait conclu officiellement au suicide, mais des tas d’explications circulaient sur cette mort dans un contexte politique alors assez tendu. » Dans la fiction, le possible meurtre déguisé en suicide est attribué à Azémar qui, du coup, doit échapper autant à ses collègues de la police haïtienne qu’aux soldats brésiliens, tout en s’efforçant d’élucider le mystère. « Je ne vais pas reprendre le traditionnel avertissement Toute ressemblance avec… Mais mon roman pointe du doigt des zones obscures. J’ai souvent parlé de la collusion entre les gangs et les politiciens en Haïti. »

 

Polar, réalisme et satire

Conformément à une tradition liée au genre, Cures et châtiments, comme les précédents volets de la série, relève autant du polar que de la satire sociale. Pas étonnant, de la part du créateur de Sonson Pipirit et d’Albert Buron, des œuvres qui proposaient, sous le couvert de l’humour, une critique virulente de la société haïtienne. « Qu’il le veuille ou non, le romancier reste témoin de son lieu et de son temps, avance Gary Victor. La satire sociale dans mon œuvre est toujours l’expression de ma colère devant la bêtise humaine dans un coin bien précis de la planète, mon pays. Mais cette bêtise humaine elle est partout. La bêtise est le produit de la plus grande confrérie humaine. »

Avec ses histoires d’enlèvements, de guerres intestines entre clans de la haute bourgeoisie port-au-princienne, d’animosité entre la police locale et la MINUSTAH, Cures et châtiments trace un portrait bien sombre du climat qui règne en Haïti. « Ma plus grande frustration c’est que, en dépit de toute ma bonne volonté, je serai toujours très en dessous de la réalité. Ce que je peins, malheureusement, n’est que ce qu’on voit de l’iceberg. Je ne noircis rien. Les ténèbres, j’aimerais bien avoir un jour le courage de les peindre. Mais il faut faire attention avec les ténèbres. Elles peuvent vous éteindre. »

D’ailleurs, quiconque s’intéresse à la situation en Haïti n’ignore pas que cette animosité entre policiers locaux et soldats dépêchés par l’ONU est bel et bien avérée. « Je l’ai écrit dans une de mes chroniques : la MINUSTAH en Haïti permet un semblant de normalisation au niveau politique. Mais au fond, rien n’a vraiment changé. Sans les soldats des Nations unies, on risque une somalisation de la situation haïtienne, surtout que les étrangers en Haïti ont toujours nourri la voyoucratie. À chaque élection, on s’en rend compte. Alors, ceux qui aimeraient vraiment en découdre avec les vrais voyous se sentent mal dans leur peau. Il y a quand même des policiers honnêtes qui voudraient bien faire leur travail en tenant compte des réalités propres à leur pays, des réalités qui doivent bien sûr changer, comme la corruption du système judiciaire. »

Quant à la rivalité entre de grandes familles bourgeoises au cœur de l’intrigue, les Harras et les Ennberg, elle ne relève pas, elle non plus, de la pure invention. « Quand l’État n’existe pas, quand la justice ne fonctionne plus, quand le mépris envers la population devient la règle, on revient au Far West », martèle Gary Victor, catégorique. « Les plus forts musellent, éliminent les plus faibles. Les conflits ne se traitent pas autour d’une table mais avec les armes. Toutes sortes d’armes. »

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