Camille Bouchard : L’autre Sud

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On se trouve à Sainte-Foy, devant une maison d’un quartier tranquille. Les libraires grimpe dans le VR de Camille Bouchard, garé là pour la saison, afin de discuter de Cartel, sa toute récente parution. Si on exclut une voiture dans le stationnement, ce qui se trouve entre les quatre murs de la maison sur roues, c’est l’entièreté des possessions de l’auteur. Le détail n’est pas anodin.

Le Québec, l’auteur y passe six mois par année, RAMQ oblige. Dès qu’il le peut, il prend le large, direction le Sud. « Les voyages, c’est ma source principale d’inspiration, c’est ce qui me fait tripper. J’ai envie de parler de l’ailleurs. » Le prolifique auteur – plus de 80 livres, et le compteur tourne – s’est effectivement régulièrement inspiré de ses périples : l’Égypte et l’Éthiopie dans Les petits soldats, autour des famines et des enfants de la guerre, la Thaïlande dans Les Démons de Bangkok, autour de la prostitution juvénile et du tourisme sexuel, notamment.

Le nouveau titre qu’il fait paraître, Cartel, présente cinq histoires – parues d’abord dans la revue Alibis – ancrées dans le Mexique des trafiquants de drogue : un tueur à gages sans remords, un truand sur le déclin, un homme de main désireux de passer la frontière. Il y a aussi les jumelles Inés et Clementina, prises dans les rets des magouilleurs, et… un écrivain jeunesse québécois recherché au Mexique pour pédophilie.

« Par personnes interposées, j’ai eu des échos de l’intérieur, du fonctionnement des cartels de drogue. D’où vient l’argent, par exemple. Et c’est quoi, ce milieu-là : est-ce que ça ressemble à la mafia sicilienne qu’on connaît un peu plus dans le Nord? »                         

La route de perdition
Les cartels, il a voulu les comprendre. Voir, entre autres, ce qu’il y avait derrière ces vidéos où des trafiquants se surpassent en horreurs pour intimider l’adversaire : « “Regarde ce qu’on fait à ta mère qu’on a kidnappée parce que t’es venu vendre de la drogue sur notre terrain”… C’est épouvantable! », s’exclame Camille Bouchard, assis à la petite table de son véhicule motorisé. « Et je me disais : “Comment les gens peuvent-ils devenir des bêtes à ce point?” Et la réponse, c’est l’argent. »

Chacun des grands cartels mexicains empoche de dix à vingt milliards de dollars annuellement, rappelle l’introduction de Cartel. « Chacun peut acheter un pays africain… », renchérit Bouchard. L’évasion de Joaquín « El Chapo » Guzmán, le 12 juillet dernier, n’a ainsi rien pour le surprendre. « Il a avec lui parmi les meilleurs ingénieurs du Mexique! Pour lui! »

Dans Cartel, la prospérité des truands s’exprime par des détails, parsemés ici et là : dans les millions à blanchir chaque jour dans une cuisine banale ou dans la drogue qui passe la frontière… à fond de cale de sous-marins. Dans le régime de terreur, aussi, « la meilleure façon pour les narcotrafiquants de garder les revenus ». Et dans les meurtres accomplis froidement, comme des pions poussés du bout du doigt.

« Le coup de feu claque dans l’air surchauffé et la musique familière qui en résulte te procure presque un frisson de plaisir. Presque. Parce que tu n’aimes pas voir sursauter la fillette quand son grand-père s’écroule à ses pieds. »

Traquant dans ses récits les origines du mal qui sévit au Sud, Camille Bouchard ne peut s’empêcher de revenir au Nord. « Tu te rends compte qu’on a tous notre responsabilité. La fin de semaine, on se fume un petit joint sur les plaines d’Abraham et c’est pas plus grave que ça? Oui, c’est grave. C’est grave parce que c’est illégal : cet argent-là sert à alimenter les grands cartels, à les enrichir et à faire d’eux les criminels qu’ils sont, les assassins… les bêtes, je devrais dire. »

Raconter des histoires est parfois une façon de sensibiliser son lectorat, souligne la plume maintes fois récompensée – il a notamment été quatre fois finaliste aux GG et une fois lauréat, en 2005, pour Le ricanement des hyènes (La courte échelle). Une façon de « prendre sa place » comme artiste, une préoccupation plus présente avec les jeunes, auxquels une très large partie de son œuvre s’adresse. En même temps que Cartel, l’auteur infatigable, qui se consacre entièrement à l’écriture depuis une dizaine d’années, fait d’ailleurs paraître OVNI, chez Soulières éditeur.

Violence
L’auteur originaire de la Côte-Nord dit toutefois trouver dans le roman adulte une liberté impossible avec un lectorat plus jeune. Les phrases, il les écrit comme elles lui viennent, sans message à faire passer, sans autre souci que celui de faire un récit qui fonctionne, même si cela signifie qu’un peu de violence est exposée au passage.

« Et, puisqu’il est à bout portant, sans seulement viser, le malabar appuie sur la détente. La tête […] dans sa main est violemment repoussée vers l’arrière, sa boîte crânienne s’ouvre, sa cervelle gicle dans toutes les directions. »

Et tant pis pour les sensibilités. « La violence, c’est culturel, expose Bouchard. Ici, jamais nos journaux ne montreront en une un corps décapité, alors qu’au Mexique, c’est fréquent. Dans leur culture, la censure ne se mêle pas d’images pareilles. […] Dans Cartel, je veux un peu traumatiser mon lecteur, en disant : “Regarde, ça se passe ainsi, et je vais te le montrer.” »

Le roman dépeint une autre violence, aussi, en demi-teinte, cette fois, plus subtile : celle faite aux femmes, sans fusils ni menaces. Plusieurs portraits les présentent refaites, prises dans l’image, dans une mesure qui n’a rien à voir avec ce que nous connaissons. « C’est très machiste, le Mexique. Très, très, très machiste… Très traditionnel, aussi. Ça ressemble beaucoup au Québec des années 40, 50, et il y a là une relation étrange avec les femmes… »

« La sainte patronne de tout le Mexique, ajoute l’auteur, ce n’est pas un homme, ce n’est pas Jésus; c’est la madre. Nuestra Señora de Guadalupe. La relation des Mexicains avec la Sainte Vierge semble une espèce de contrepied à leur autre façon de voir les femmes […] La mère, oui, on la respecte. Mais toutes les autres femmes, si elles ne sont pas membres de la famille… »

À la porte de son VR qui le trimballe sur le continent, d’ailleurs, se trouve une icône de Sainte-Marie, mère de Dieu, en forme d’amulette pour le Québécois qui se stationne ici l’été, mais qui garde la tête dans le Sud. Une protection de voyage qui le signalera, au sud du Río Bravo, comme catholique, à la différence des gringos. Un grigri qui lui permettra de continuer sa route : « Je la laisse bien visible, au cas où je me ferais achaler par la police… »

En attendant, il profite néanmoins de la belle saison québécoise avec la hâte de retrouver le Sud, un Sud étranger aux cartes postales, quelques mois avant de nouvelles routes, de nouvelles rencontres et de nouveaux paysages. Et de nouvelles histoires, évidemment.

 

Crédit photo : © Sylviane Robini

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