Délirants, engagés ou littéralement progressistes : les albums des 400 coups décoiffent et sortent du lot sur la scène littéraire jeunesse. À l’aube de leurs noces d’argent, le président de la maison d’édition Simon de Jocas partage avec nous quelques ingrédients de sa recette gagnante.

Chez eux comme ailleurs, la pandémie frappe passablement fort, portant ombrage à leur anniversaire, ce millésime qui s’annonçait pourtant si festif. Or, même si les nouveautés de mars dorment encore dans les cartons de l’entrepôt et que les événements initialement inscrits à l’agenda demeurent en suspens, le grand manitou de la boîte s’avoue serein. « Peut-être qu’aux 400 coups, on s’organisera pour célébrer 26 ans plutôt que 25. Pourquoi pas? Mais tout compte fait, on se trouve quand même choyés par la vie. On vit des moments difficiles, mais je suis d’avis que si je me compare, je me console. »

Choyés? Absolument, oui, mais encore faut-il créer sa chance. Simon de Jocas est précisément du genre à saisir les occasions qui se présentent à lui, quitte à le faire dévier de sa trajectoire. C’est d’ailleurs comme ça et au hasard d’une rencontre qu’il fait incursion dans le monde de l’édition à la fin des années 90. Avant, il était professeur au primaire. « Quand on m’a offert un emploi aux éditions Beauchemin, je ne me voyais pas comme vendeur, mais un ami m’a fait réaliser que c’était ce que je faisais déjà tous les jours en classe. Comme enseignant, on vend aux enfants le bonheur d’apprendre les mathématiques, le plaisir du français, des sciences… Je me suis engagé pour un an en me disant que je retournerais à l’enseignement si je n’aimais pas ça. Finalement, je n’y suis jamais revenu. »

En 2013, après plusieurs années d’expérience dans le créneau exclusivement éducatif, il succède à Pierre Belle et Serge Théroux en reprenant les rênes des éditions Les 400 coups, une compagnie déjà fort bien implantée. « Je connaissais la maison, la qualité éditoriale… J’avoue que lorsqu’on travaille dans l’édition scolaire, on est moins portés à connaître le milieu des librairies parce qu’on vend directement aux écoles. Cependant, en tant que parent et ancien enseignant, j’en avais lu, du 400 coups! Je trouvais ça super beau, j’aimais ce qu’ils avaient à offrir. »

Les 400 coups ont toujours servi d’incubateur de talents, tant pour les Riopelle de la prose que pour les virtuoses du crayon. Manon Gauthier, Isabelle Arsenault et Elise Gravel sont passées par là ou y logent toujours. Le flair, c’est un peu comme un prérequis pour les patrons et leurs employés. « Vous savez, Serge Théroux est maintenant le directeur général de Diffusion Dimedia, détaille Monsieur Jocas. Je pense qu’il souhaitait créer un environnement, une maison d’édition qui avait l’unique particularité d’offrir un espace pour tous ceux qui ont quelque chose à dire et qui n’ont peut-être pas été vus ou entendus par d’autres éditeurs. »

Une longueur d’avance
Bien que la série « Coups de tête » (une collection destinée au lectorat adulte, regroupant des créations de Patrick Senécal et Nelly Arcan) ait jadis marqué les esprits, Simon de Jocas a pris la décision de concentrer ses activités autour des publications jeune public. Après tout, dit-il, c’est « le porte-étendard de la vente de droits à l’international » dans le milieu du livre québécois.

La direction artistique des 400 coups n’est pas étrangère à pareil succès d’estime dans le reste du monde. Comique et drame s’y côtoient tout naturellement, à l’exemple d’un conte ludique comme Mon chien-banane de Roxane Brouillard ou de Chère Traudi, le récit de guerre subtilement morose signé Anne Villeneuve (paru initialement en 2008 et réédité cette saison). « Ce qui est important pour nous, c’est de ne pas être dans la recherche d’une morale. On sent que les histoires peuvent apporter leur propre morale sans que ce soit souligné à grands traits. Ce n’est pas nécessaire. »

Rien de livré tout cuit dans le bec, donc. Une fois refermés, nombre d’albums ont le potentiel de stimuler réflexions et discussions. Touche pas à mon corps, Tatie Jacotte! de Thierry Lenain en est, Le grand méchant loup dans ma maison de Valérie Fontaine et Le livre où la poule meurt à la fin de François Blais aussi. Notion de consentement, violence conjugale, surconsommation… Les sujets délicats n’effraient pas Simon de Jocas et sa bande. « Ce qu’on tend à faire, c’est surtout d’être audacieux. Même dans notre humour un peu décalé, on cherche à secouer les idées préconçues sur la manière qu’on devrait s’adresser à des enfants de 10 ans. On veut aussi parler de sujets qui sont parfois considérés comme tabous. Nous, on trouve que c’est le contraire. Plus on sera sensible [à ces enjeux] en tant qu’enfant, mieux on le sera en tant qu’adulte. On a aussi une pensée particulière pour les garçons qui sont souvent oubliés ou négligés dans ce concept-là. On voit ce qui arrive dans notre société avec ces hommes qui sont mal outillés pour faire face à certaines réalités… On a besoin que plus de livres comme Le grand méchant loup dans ma maison soient partagés en classe. »

Penser aux petits que les autres oublient, c’est un peu comme le mantra de celui qui pilote Les 400 coups depuis un peu moins d’une décennie. Les illustrations s’ancrent dans le Québec d’aujourd’hui, incorporant des enfants racisés et de toutes les communautés culturelles. Des personnages à la peau noire (Mia et la mer) et des femmes voilées (Mon chien-banane, encore une fois) évoluent dans ces histoires sans que cela constitue un événement en soi. Ils peuplent les pages, tout simplement. « Avant, on avait probablement plus de rouquins aux yeux bleus dans nos livres québécois que d’enfants autochtones, noirs ou asiatiques. Pourtant, il y en a tellement! J’ai plus de chance de rencontrer trois Noirs en me rendant du bureau au parc du Mont-Royal que de rencontrer trois rouquins aux yeux bleus. Il a fallu qu’on sensibilise les créateurs à cette réalité. »

Avec leur ouverture croissante à la différence, Les 400 coups brillent par-delà nos frontières. Simon de Jocas et son équipe peuvent même se targuer de piloter le « meilleur éditeur jeunesse en Amérique du Nord ». Après tout, c’est précisément ce titre qu’ils ont remporté aux prestigieux prix BOP le 4 mai dernier.

Photo : © François Couture

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