Patrick Isabelle : Monstres malgré nous

134
Publicité

Eux. Ce sont ceux qui vous toisent d’un regard narquois, qui empoisonnent la vie d’autrui sans se soucier des cicatrices. Eux. Ce sont ceux qui croient faire rire leurs copains en faisant pleurer l’inconnu. Eux. Ce sont les tortionnaires qui abusent, qui ridiculisent, qui ne se rendent pas compte de l’ampleur de ce qu’ils créent. Eux, c’est le second roman jeunesse de Patrick Isabelle, qui traite avec brio d’intimidation poussée à l’extrême, selon le point de vue d’une victime qui en aura assez de sa situation. Eux, c’est un coup de poing en plein ventre.

Pourquoi avoir fait de l’intimidation le sujet de Eux?
Le sujet s’est imposé de lui-même. De un, parce que je voulais comprendre ce qui pouvait pousser un jeune à faire irruption dans son école avec une arme à la main. Ça prend une certaine rage, une certaine lourdeur émotive, pour faire preuve d’une telle haine. C’est comme ça que l’intimidation, l’exclusion, est apparue dans ma tête. De deux, après avoir fait quelques rencontres dans les écoles, à la suite de la parution de mon premier roman, dans lequel j’effleurais la chose, je me suis aperçu que plusieurs jeunes en sont encore victimes. J’ai donc eu envie de traiter le sujet de front.

Sur votre blogue, vous dites qu’en écrivant ce livre, vous vouliez faire réagir : « J’ai écrit Eux pour brasser, pour réveiller, pour faire prendre conscience ». Qui vouliez-vous faire réagir, exactement? Les intimidés, les intimidateurs, le personnel enseignant, les parents? Eux?
J’ai envie de dire : toutes ces réponses! J’avais envie que les intimidés s’y reconnaissent, qu’ils sachent qu’ils ne sont pas seuls dans leur solitude. J’avais envie que le personnel enseignant, la direction des écoles, se remettent en question. Qu’ils cherchent à voir plus loin que les apparences, les non-dits. Je voulais que les parents comprennent un peu plus ce qui se passe dans la tête de leurs ados. Mais surtout, je veux que les intimidateurs, eux, je veux qu’ils prennent conscience que leurs gestes, leurs paroles, leurs actions ont un effet à long terme. Que ce qui paraît drôle pendant trente secondes pour eux, peut laisser des traces, des cicatrices invisibles. Je veux qu’on en parle, peu importe, qu’on se pose des questions. Qu’on réalise. On ne peut pas transformer le monde, mais on peut certainement faire réfléchir autour de soi.

Tout au long du roman, le personnage principal laisse ici et là des indications pour montrer sa détresse auprès des adultes. Sa mère le prend en pitié, son père lui explique de « devenir un homme », que c’est un « passage obligé », et les intervenants à l’école ne semblent pas suffisamment à l’écoute. Votre roman est-il une bouteille à la mer lancée aux adultes, afin qu’ils entendent « mieux » les victimes?
« Oui » serait la réponse facile. Mais en écrivant ces passages, je voulais seulement être près de la réalité, exposer l’impuissance que nous ressentons tous face à ces situations en tant qu’adultes. Parce qu’au final, aucun geste, aucun mot ne peut venir en aide à ces jeunes-là. Le problème est ailleurs, du côté des intimidateurs. Il faut aller à la source. Évidemment, je ne crois pas que nous devons prendre les choses à la légère. Il faut les écouter, les supporter, leur donner de l’attention et essayer de les faire grandir à travers ça.

Vous participez parfois à des rencontres dans les écoles secondaires. Comment votre livre est-il perçu par les jeunes? Ont-ils osé s’ouvrir à un auteur qui a mis en mot leur douleur, ou leurs torts?
Je n’ai pas encore été à leur rencontre depuis la parution d’Eux. J’ai hâte de voir leurs réactions, d’entendre ce qu’ils ont à me dire. Par contre, j’ai rencontré beaucoup de jeunes suite à la parution de Bouées de sauvetage, et c’est surprenant à quel point non seulement ils s’identifient, mais ils en parlent ouvertement. Dans ce roman, il y avait aussi un peu d’intimidation, c’est une réalité qu’ils vivent, et ils ont été nombreux à pointer leur bourreau, comme ils ont été nombreux à aussi s’identifier fièrement à l’intimidateur. C’est dans leur reconnaissance, leurs témoignages et leurs confidences que j’ai puisé pour Eux.

Il y a énormément de souffrance dans ce livre. De la souffrance physique, mais également des tonnes de souffrance psychologique. Faut-il avoir vécu du harcèlement de la sorte pour coucher sur papier un roman empreint d’autant de douleur?
J’ai puisé dans mes propres souvenirs, certes. Mais je n’ai jamais vécu une telle violence. La solitude, j’ai connu. L’exclusion aussi. Ces mots-là sont venus d’eux-mêmes. Pour le reste, je crois que c’est le travail d’un auteur de réussir à se mettre dans la peau d’un personnage comme ça et réussir à évoquer ses émotions. Ça prend une certaine sensibilité. Un beau sens de l’observation. Et beaucoup d’imagination.

Bouées de sauvetage, votre premier roman, et Eux s’adressent aux adolescents. Pourquoi écrivez-vous pour la jeunesse, et, notamment, pourquoi écrivez-vous pour les jeunes en portant un regard dur, voire pessimiste, sur leur quotidien?
J’écris pour les jeunes parce que je sais à quel point lire peut être salvateur pour eux. J’écris ce que moi j’aurais aimé lire à cet âge-là. Si mon regard peut paraître dur sur leur quotidien, c’est par souci d’authenticité. Dans mon premier roman, Victor dit : « J’ai un âge ingrat. Je suis prisonnier d’un entre-deux et ça me rend totalement impuissant. C’est comme si je n’existais pas. » L’adolescence est une étape difficile dans la vie. Il faut savoir lire entre les lignes du discours que je prône à travers la voix intérieure de mes personnages. À cet âge-là, tout semble plus gros, plus dramatique, ils sont à fleur de peau. Je n’essaie que de refléter leurs états d’âme. Dans mon prochain roman jeunesse, mon personnage principal est une fille avec un regard plutôt optimiste, voire candide, sur la vie. Ça risque d’être un peu moins lourd. Mais le constat qu’elle fait de la vie dans laquelle elle est projetée demeure assez sévère. J’aime les adolescents en état de crise. C’est beaucoup plus riche pour un auteur que lorsque la vie est rose bonbon. Je pense qu’eux-mêmes portent sur leur quotidien un regard assez dur.

Quels sont vos auteurs ou livres favoris? Vos mentors?
Il y a en a tellement! Ces temps-ci, en jeunesse, j’ai beaucoup de respect et d’admiration (et aussi un peu de jalousie) pour Simon Boulerice, Martine Latulippe, Sophie Rondeau, Élaine Turgeon, Gilles Tibo, Danielle Simard et Alain M. Bergeron, pour ne nommer que ceux-là. Mes mentors, ceux qui ont changé ma vie avec leur écriture quand j’étais jeune, sont Yvon Brochu, Sylvie Desrosiers et Dominique Demers. Je leur dois mon métier.

 

Photo : © Agnès Lalonde

Publicité