À l’image des chercheurs d’or qui pouvaient perdre la tête dans leur recherche inlassable de pépites dorées, Jacques Lazure s’est lancé dans une quête littéraire un peu folle. L’écrivain a sélectionné quinze auteurs peu connus de la littérature gothique du XIXe siècle et tenté de résumer une de leurs œuvres en seulement vingt pages. Un exercice stylistique qui consiste à « pépiter un texte », soit l’art de le dépouiller de ses longueurs, de ses répétitions et des éléments du contenu qui ne passeraient plus aujourd’hui, afin de le faire briller aux yeux des lecteurs modernes. Il en ressort un roman hybride inclassable, Les effacés, publié chez Soulières éditeur.

Dès les premières lignes, l’alter ego de Jacques Lazure se fait pourchasser par des fantômes d’auteurs à la Grande Bibliothèque. Ces derniers insistent pour qu’il les aide à ne pas sombrer dans l’oubli. Des prémices qui ont commencé à germer dans la tête de l’écrivain lorsqu’il a lu un blogueur français qui prétendait pouvoir résumer de grands classiques littéraires en trois lignes, afin de permettre aux gens de parler de Proust ou de Victor Hugo sans les avoir lus. « Je me suis demandé s’il était possible de lire un roman du XIXe siècle en enlevant les trois quarts de son contenu. Pour le plaisir, j’ai essayé de résumer Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. À ma grande surprise, j’ai vu tout de suite les longueurs, les redites et les choses qu’on ne dit plus aujourd’hui. Ça m’a permis de mieux comprendre comment le texte avait été écrit. J’ai trouvé ça amusant. »

L’idée de cibler des plumes d’un siècle en particulier lui est venue après son premier résumé, lorsqu’un titre est apparu dans sa tête : dix-neuf histoires du XIXe siècle. « En faisant des recherches sur cette période, j’ai réalisé que le roman gothique était apparu au XVIIIe siècle et qu’il avait vécu son déclin au XIXe, en entraînant la venue de la science-fiction, du fantastique et du policier en littérature. C’est un genre que j’adore lire et écrire, et je trouvais ça intéressant de me concentrer sur un genre et une forme de chronologie pour éviter que mon projet parte dans tous les sens. »

Bien qu’il évoque la célèbre écrivaine britannique Emily Brontë dans son livre et qu’il fasse un clin d’œil à l’auteur fétiche de son enfance, Jules Vernes, Jacques Lazure s’est restreint à des plumes peu connues. « Dans mon choix d’auteurs, je voulais un nombre égal d’hommes et de femmes, issus du plus de cultures différentes. J’ai réalisé que les Américains et les Européens sont ceux qui ont mis le gothique sur la carte de la littérature, mais j’ai aussi découvert qu’il y avait eu cinq auteurs gothiques québécois : quatre romans qui ne valaient pas le coup d’être résumés, et un livre très intéressant de Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé. »

Ayant lui-même publié son premier roman en 1987, avant d’en voir plus d’une quinzaine d’autres destinés aux enfants, aux adolescents et aux adultes faire leur place sur les tablettes et obtenir plusieurs nominations et prix littéraires, Jacques Lazure a du mal à identifier la place qu’il occupe lui-même dans le monde littéraire. « Des fois, j’ai l’impression d’être un outsider… J’ai des livres qui ont été lus dans un programme scolaire, mais je ne suis pas connu du grand public. Je suis quelqu’un d’assez discret. »

Même s’il croit que tous les écrivains, lui y compris, rêvent d’être lus par le plus de personnes possible, il affirme qu’il n’a pas besoin d’être publié pour écrire. « J’écris de la poésie et une sorte de journal littéraire que je n’ai aucune intention de publier. Ça m’alimente, ça me fait du bien et ça me permet d’être qui je suis. Les écrivains, on est comme des icebergs : ce qu’on publie n’est que la pointe de ce qu’on écrit. »

Son livre Les effacés aurait d’ailleurs pu ne jamais voir le jour. « Pendant une grande période, je ne savais pas où j’allais avec ça, mais j’acceptais de continuer le travail parce que ça me plaisait. C’est normal d’avoir des manuscrits non publiés ou refusés. Si certains auteurs ne surmontent pas ces obstacles et arrêtent d’écrire, peut-être est-ce un signe que les mots ne sont pas assez porteurs de sens pour qu’ils continuent. »

D’abord écrit sous forme d’exposé d’un professeur de littérature, le projet a été repensé, renommé Les illisibles et transformé à nouveau. « Quand mon comité de lecture m’a dit que c’était trop didactique, j’ai pensé à mon roman Llddz, dans lequel un personnage de lecteur tombe dans la fiction des auteurs du passé, et j’ai réalisé que mon projet en cours était le contraire : ce sont des auteurs du passé qui cherchent un moyen de visiter les lecteurs d’aujourd’hui. J’ai donc eu l’idée de faire une fiction dans laquelle j’intègre mon alter ego. »

Dans Les effacés, Lazure ne fait pas seulement un résumé des quinze œuvres, il imagine des dialogues entre lui et chacun des auteurs et des autrices. Ainsi, il a eu l’audace de mettre des paroles dans la bouche d’humains qui ont déjà existé, qu’il n’a jamais rencontrés et qui ont été reconnus pour leur habileté à choisir leurs propres mots. « C’était un jeu intéressant et divertissant! J’ai pris certaines caractéristiques des auteurs, dans la mesure où on les connaissait, et je me suis permis d’inventer le reste. J’ai profité de ces dialogues pour passer les informations que je voulais partager dans la version précédente de mon projet. »

Il réunit d’ailleurs tous ces écrivains dans un lieu montréalais supposément hanté : l’ancien hôpital Royal-Victoria. « En cherchant un lieu gothique à Montréal, je me suis souvenu qu’à l’époque où je travaillais dans le milieu hospitalier, j’avais entendu des rumeurs sur l’abandon du Royal-Vic en raison de la présence de fantômes. Ça m’étonnerait que ce soit vrai! Cela dit, en fouillant dans Internet, j’ai réalisé qu’il y avait plusieurs autres lieux fantomatiques dans la métropole. Je les ai utilisés pour les rencontres entre le narrateur et les auteurs. »

Son travail de recherche, de lecture, de sélection et de « pépitage » est colossal. Débuté en janvier 2016 et terminé en juillet 2019, le projet a nécessité quatre ans de travail. « Je sors de cet exercice avec le sentiment d’être allé là où je ne pensais pas aller. Je prévoyais d’être à l’écart de mon œuvre, avant de plonger dans une fiction dans laquelle je me mêle à des auteurs du XIXe siècle. C’était énormément de travail. J’en suis fier. Mais est-ce que je me lancerais dans un autre projet semblable? Je ne sais pas… »

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