Il y a de quoi marquer les imaginaires : un homme à l’étrange pilosité bleutée, un trousseau de clés remis, une porte à ne surtout pas ouvrir, du sang… Pour plusieurs, Barbe Bleue demeure un personnage qui a hanté de nombreux cauchemars, mais qui, surtout, a suscité énormément de curiosité. Avec l’adaptation que signe le couple formé de l’autrice Charlotte Moundlic et de l’illustrateur François Roca, on revisite ce conte qui, cette fois, donne la toute-puissance aux femmes de l’histoire. À l’occasion de la parution d’À l’ombre de Barbe Bleue (Albin Michel Jeunesse), Les libraires s’est entretenue avec l’illustrateur français.

L’idée de faire ce livre est venue de sa femme, nous raconte en visioconférence le très sympathique François Roca : « Au début, quand j’ai relu la version originale de Perrault, je me suis dit : “Oh là là, ça ne va pas être possible à notre époque”! Un conte aussi misogyne avec un serial killer de femmes… » Mais, petit à petit, l’idée a fait son chemin, avec une légère tournure et un nouveau point de vue qui changent bien des choses : « Le titre, c’est bien À l’ombre de Barbe Bleue, et non pas Barbe Bleue. Car dans notre version, Barbe Bleue n’est plus le personnage principal et il laisse plutôt la place à l’héroïne, laquelle, dans le conte original, est complètement occultée et n’a même pas de nom. » Une façon, nous explique-t-il également, de donner la parole aux victimes, d’embrasser leur point de vue : « Dans notre version, on apprend comment Daphné est mariée à Barbe Bleue et on en apprend aussi un peu plus sur l’enfance de Barbe Bleue : une enfance difficile. Il a manqué un peu d’amour, je crois; il a été un peu traumatisé par le couvent où il a été recueilli », nous explique Roca. Cadette d’un trio de sœurs dont le père est décédé, Daphné se verra offrir par sa mère comme épouse à Barbe Bleue, un commerçant élégant et richissime qui ne la rebute d’ailleurs pas, dans le but de sauver sa famille à court de liquidité. Et la suite, on la connaît… Car la clé tachée de sang trouve place également dans cette version, et la colère de Barbe Bleue est celle, explosive, que l’on connaît. Mais pour la résolution, ça, il vous faudra y plonger.

Illustration tirée d’À l’ombre de Barbe Bleue (Albin Michel Jeunesse) : © François Roca

Ce n’est donc pas sans raison que Roca a choisi d’illustrer la couverture, dans un amalgame de bleus et dans une ambiance inquiétante, en priorisant en son centre la seule présence de Daphné. Elle, et pas lui, renforçant l’idée que cette histoire n’est plus celle du bourreau. Il faut tourner le livre pour découvrir, sur la quatrième de couverture, cet homme au bouc bleuté bien taillé, haut-de-forme vissé sur la tête, collet monté et canne aristocratique en main. « J’avais envie de faire quelque chose sur l’univers Jane Austen, sur cette époque-là. Et grâce à la réinterprétation, on peut resituer le conte au début du XIXe siècle. Les interprétations de Barbe Bleue sont souvent celles d’un ogre. Je voulais le rendre moins ogresse, plus pervers-narcissique, plus moderne. Donc, je me suis dit : “Voilà, c’est super : c’est Darcy dans l’univers austinien!” »

Ce peintre réaliste, qui travaille à l’huile et qui peut passer des jours sur un seul visage, avait envie de plonger dans un univers qu’il n’avait pas encore couché sur toile : celui des intérieurs, style Downton Abbey, avec ce côté beau château. Il nous dit s’être beaucoup amusé, malgré l’immense travail que cela a nécessité et toutes les recherches historiques pour bien rendre ses robes Empire, dans cette époque avant corsets, avec ses balconnets qui ne marquaient pas la taille mais cintraient plutôt le tout sous la poitrine. Et c’est pari tenu.

Roca, l’artiste
S’il en est à sa quatrième collaboration avec sa femme — on souligne d’ailleurs leur belle adaptation de leur Blanche-Neige, en 2015 —, on ne compte plus le nombre de celles qu’il a signées avec Fred Bernard (d’accord, on a compté, et c’est vingt-deux!) depuis vingt-cinq ans. Ensemble, ils ont créé des ouvrages à couper le souffle s’affranchissant des règles de longueur, de thème et de vocabulaire qui restreignent habituellement les livres jeunesse : « On ne choisit pas la facilité. On fait des albums pour les grands qui ne lisent plus d’albums », explique-t-il. On pense ainsi à Anya et Tigre Blanc, une grande saga nordique de sorcières et de mystérieuses disparitions, on pense au Pompier de Liliputia, inspiré d’un parc thématique de Coney Island qui mettait en scène des personnes de petite taille, ou encore à Jésus Betz, qui raconte l’histoire d’un homme né en 1894 sans bras ni jambes : un homme brisé mais courageux, dépendant mais résistant grâce à l’amour d’une trapéziste. De l’aveu de Roca, il s’agit de son album favori en carrière.

Illustration tirée d’À l’ombre de Barbe Bleue (Albin Michel Jeunesse) : © François Roca

Calamity Jane, King Kong, samouraïs, automates… Lorsqu’on lui souligne à quel point il semble capable de tout peindre, Roca réplique : « Je n’ai pas grand mérite, je m’inspire de la réalité. » C’est d’ailleurs également ce qu’il fait lorsqu’il peint ses portraits de femmes. En effet, depuis dix ans, il peint et vend en galerie de grandes toiles mettant de l’avant des dames invitantes, toujours en intérieur : « Mais là, j’en ai un peu marre, je les déconfine et elles sortent. Je fais des voitures, des vieilles américaines, à leurs côtés. C’est très cliché », ajoute-t-il en rigolant, mais avouant ainsi avoir visiblement bien du plaisir à travailler sur ces sujets qui ne sont pas livresques. C’est notamment en partie grâce à la vente de ses toiles qu’il peut vivre de son art. Car celui qui travaille à l’huile a besoin de temps, d’énormément de temps pour peindre chacune des pages que nous pouvons ensuite admirer, bien calés dans nos canapés sans, nous non plus, nous presser.

Photo : © Eric Garault

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