Eve Patenaude cumule les talents : illustratrice, auteure, réviseure linguistique et éditoriale. Celle qui aime le confort du calme et le réconfort du thé s’autorise pourtant à explorer, dans ses histoires, des côtés plus aventureux ou sombres. C’est dans ses illustrations qu’elle laisse la beauté jaillir, la douceur émaner. Voilà effectivement une créatrice qui ne s’enferme dans aucun style et qu’on gagne à découvrir.

« Quand on fait un dessin à l’encre, il arrive que la couleur passe au travers du papier. On retourne alors la feuille et on voit le verso de notre œuvre. Ça s’appelle le bleeding. » Voilà comment s’ouvre Papier bulle, le tout récent album signé par Simon Boulerice chez XYZ que vous illustrez. Justement, vous utilisez cette technique de bleeding pour mettre en images ce texte qui parle d’une jeune fille hémophile. Quel a été le défi technique entourant cette façon de procéder?
Ça a surtout été une question de lâcher-prise. J’ai tendance à tout calculer et planifier quand je travaille sur une image. Il y a rarement de la place pour le hasard. J’ai pu fonctionner de cette manière pour les illustrations au recto des pages, mais celles au verso, qui sont justement le résultat de l’encre des feutres qui a traversé ma feuille [bleeding], représentaient toujours un peu une surprise. Il a fallu que j’apprenne à accepter les débordements incontrôlés et à les apprécier, comme le personnage principal de Papier bulle!

Papier bulle est votre seconde collaboration avec Simon Boulerice, après Je vais à la gloire en 2020. Cet auteur est, depuis des années, le chouchou de bien des jeunes (et moins jeunes). On est curieux : c’est comment travailler avec lui?
Oh! C’est juste de la joie et du bonheur! Simon est mon cousin, on se connaît depuis l’enfance et on s’entend à merveille. J’ai toujours senti qu’il avait confiance en mes choix et qu’il avait juste envie de voir jusqu’où je pouvais aller. J’ai eu droit à une immense latitude, et à des retours extrêmement positifs. Dans ce cas précis, le texte et les illustrations étaient inextricablement liés, alors l’ouverture de Simon s’est révélée encore plus précieuse. J’ai eu l’impression qu’il me faisait une place auprès de lui et d’Hortense, l’héroïne de Papier bulle.

Vous êtes illustratrice, mais également autrice. Comment ces deux formes d’art se nourrissent-elles l’une et l’autre?
Elles répondent à des parties différentes de moi. Quand j’écris, j’ai l’impression que c’est pour purger mon côté sombre, pour le transformer en quelque chose de positif, alors qu’avec mes images, j’essaie surtout de créer de la douceur, du beau. Je m’assure aussi d’insuffler de la douceur dans mes romans, surtout par le choix des mots, mais c’est presque toujours des histoires assez tragiques. Avec mes dessins, je vais plus vers la lumière. J’imagine que je recherche une forme d’équilibre entre les deux, en oscillant entre illustration et écriture.

Vos romans se déroulent dans plusieurs univers tout à fait différents les uns des autres, où des jeunes apprennent l’art magique de la maîtrise de la glace comme dans La tour de guet, où certains ont le pouvoir de ramener un défunt à la vie comme dans la série Les Pulsars ou encore, cette fois dans Les Éblouissants, où des jeunes doivent rester à proximité de la lumière de la ville, qui leur est dorénavant littéralement vitale. En tant que créatrice, qu’appréciez-vous dans le fait d’ainsi vous évader dans des univers dont vous seule établissez les règles?
Je pense que c’est ma manière d’expérimenter des choses très intenses sans avoir à prendre de risque. Je ne suis pas très aventureuse dans la vraie vie, je suis même un peu anxieuse. Je préfère rester chez moi, au calme. Mais j’ai toujours aimé vivre des émotions fortes à travers les livres. J’ai probablement commencé à écrire mes propres histoires pour repousser encore plus la limite des possibles. Je peux choisir la destination, le moyen de m’y rendre et explorer autant que je veux, tout ça sans craindre d’affecter ma petite vie paisible qui me plaît tant.

À la fin septembre paraîtra L’hiver écarlate, le premier volet d’une série de science-fiction pour adolescents qui traite notamment de la fascination malsaine des gens pour la souffrance d’autrui. On dit que, dans ce monde, la politique en place érige la violence en système. Pourriez-vous nous en dire plus sur l’histoire qui s’y déroule et sur ce choix d’aborder la violence systémique?
Le monde manque de compassion. C’est cette pensée qui représente le point de départ de L’hiver écarlate. J’ai eu envie de pousser l’idée à l’extrême, pour voir ce que ça donnerait. On se retrouve donc dans un univers très dur, mais dans lequel j’ai choisi de donner les premiers rôles à des personnages sensibles et généreux, capables de grands sacrifices. Sauf que je pense qu’en cherchant à illustrer que le monde manque de compassion, j’ai découvert précisément le contraire… Parfois, on se trompe et c’est très bien comme ça!

Tourterelle est un titre qui semble en marge du reste de votre œuvre : il est poétique et atmosphérique, se déroule sur deux hivers et raconte l’histoire d’une fille de 22 ans qui est un porte-bonheur pour les autres, mais dont l’esprit est fortement teinté par la mélancolie. Que représente ce roman, pour l’écrivaine que vous êtes?
De tous les romans que j’ai écrits, c’est mon préféré. Je pense aussi que c’est celui qui me ressemble le plus. Il se situe à peu près à mi-chemin entre l’ombre et la lumière dont je parlais plus haut. Un peu comme un hybride entre ma part sombre et ma part lumineuse, une fusion des deux. Il y a énormément de moi dans le personnage de Tourterelle : son incertitude constante, ses doutes envers elle-même, sa peur de la perte, mais aussi son penchant pour le beau et le doux. Elle incarne mon alter ego fictionnel le plus fidèle et le plus honnête.

Pour vous, que représente la littérature jeunesse dans une société en santé?
Je crois qu’elle est déterminante. Elle permet aux jeunes de découvrir toutes sortes d’aspects d’eux-mêmes, de réfléchir à toutes sortes de choses qui ne leur sont pas apprises à l’école ou par leurs parents. Elle leur ouvre l’esprit et leur offre la possibilité de se développer comme individus à travers l’imaginaire. Je ne serais pas celle que je suis sans tous les livres que j’ai lus durant mon enfance et mon adolescence. Je ne serais pas aussi complète… même si j’ai encore énormément de livres à lire et à écrire pour espérer l’être vraiment un jour!

Photo : © Julie Artacho
Illustrations : © Eve Patenaude

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