Christiane Duchesne: du fantastique à saveur réaliste

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La Ville sans nom est un roman qui vivifie nos sens, stimule notre cerveau. Un entrelacs de mystères et d'énigmes, qui s'entrecroisent ou se poursuivent en parallèle, ajoute à la densité du récit et lui donne toute son ampleur. Il plonge le lecteur dans une fiction fantastique réaliste, se démarquant ainsi des lieux communs du genre où l'héroïsme triomphant des forces du Bien domine toujours le Mal ultime. Christiane Duchesne nous explique que même s'il y a du mystère partout, «les personnages restent toujours crédibles, comme dans la vie. Ce ne sont pas des héros irréels qui luttent pour le Bien et contre le Mal, comme on en voit si souvent dans les romans fantastiques. Tous [ses] personnages sont à l'image du vrai monde. Ils ont des tempéraments complexes, comme nous tous. Ils ne sont ni totalement gentils, comme Julius qui oublie souvent les attentes de Pierre à son égard, ni fondamentalement méchants, comme Morbanville, ou tout simplement un peu embêtants, comme Simon.»

Une aventure réellement ancrée dans le réalisme. Avez-vous utilisé un modèle de société pour créer votre propre univers?
Je tenais à ce que cette société soit sans mémoire de son histoire. Pour rendre la création crédible, j’avais avantage à m’inspirer d’un modèle qui comporte quelques similitudes; comme je le dis souvent: «Tout est vrai sauf l’histoire». C’est en découvrant le peuple de Thulé, prisonnier de la dernière glaciation au Groenland, que j’ai trouvé cette inspiration. Il s’agit d’une société relativement récente, si on considère ce qui se passait en même temps sur le continent européen entre 1600 et 1800. Lorsqu’ils ont été retrouvés, il semble qu’ils avaient oublié les grands mythes d’avant leur emprisonnement dans les glaces, ils se sont inventé de nouveaux dieux. Un peu à la manière de la société que j’ai imaginée, où un événement fatal va bouleverser le cours de leur histoire et effacer toutes traces du passé.

En effet, nous découvrons une microsociété plutôt mystérieuse. Faut-il penser à un lecteur type au moment d’écrire un tel roman?
Il est pour tout le monde; j’ai toujours dit que la littérature jeunesse s’adresse à tous les groupes d’âges. Un jour, Fernand Séguin m’a déclaré: «Madame, quand vous voulez faire de la vulgarisation, visez toujours 10 ans»; François Gravel dit aussi: «J’écris pour le petit garçon que j’étais». Finalement, je me fais surtout plaisir, car le premier lecteur, c’est moi. Évidemment, je sais bien que ce roman ne s’adresse pas à des 3-4 ans, mais à partir du moment où un enfant devient lecteur, le livre n’a plus d’âge.

Est-ce que vous vous imposez des restrictions parce que vous écrivez pour la jeunesse?
Oui, celles de ne pas «emmerder» mon lecteur, c’est une question d’éthique personnelle. On peut écrire sur tous les sujets, mais il ne faut jamais avoir l’air de dire: Voici je parle de cela. Bonjour madame la mort en est un bel exemple: l’histoire éloquente d’une vieille dame sourde qui déstabilise le jeu de la mort. À côté, un livre du genre «mon oncle est pédophile», c’est un peu bête parce que trop concret, une littérature jeunesse moralisante, qui se veut aidante. Je crois plutôt qu’il faut écrire dans le métaphorique, avec finesse et intelligence, et laisser le lecteur passer au travers de la matière lui-même.

C’est réussi! La structure de votre récit laisse place à l’intelligence du lecteur tout en nous révélant votre sens de la narration. Comment parvient-on à réaliser un tel enchaînement sans mise en scène superflue, sans maquillage clinquant, tout au naturel?
C’est incroyable tout ce que l’écriture peut avoir d’exigence par rapport à la rigueur scientifique, même s’il s’agit d’inventer une théorie. Il a bien fallu que je décortique ma fracture du temps, dans chaque situation, pour en vérifier la validité, comme dans un vrai laboratoire de recherche. J’ai dû étaler cette chose, tout le déroulement chronologique, pour réaliser qu’il y a encore des petits bouts où ça ne s’applique pas. Alors, j’ai dû recommencer, un peu comme un scientifique qui remet ses éprouvettes sur le bec Bunsen, jusqu’à ce que ça marche. Évidemment, je ne vais pas expliquer comment fonctionne la fracture du temps, mais je dois être en mesure de la contrôler sous tous ses aspects pour la rendre crédible.

Cette aventure nous est servie au compte-gouttes, pour lentement laisser mûrir l’attente et l’impatience de lire la suite, qu’on attend fébrilement d’ailleurs. Est-ce que ce roman a une signification particulière, représente-t-il un moment charnière dans votre parcours d’écrivaine?
Tous les romans représentent à chaque fois quelque chose de singulier, ils sont tous importants à leur manière. Mais celui-ci l’est peut-être un peu plus que les autres, parce que j’y ai tout mis, je me suis gâtée. C’est aussi la première fois que j’écris un roman de cette dimension. Je n’ai jamais eu autant le trac, il représente beaucoup pour moi. Cette histoire, je l’ai depuis si longtemps dans la tête! Je l’appelais mon roman encyclopédique. Au départ, c’était un gars qui rencontrait un monsieur K, «K» pour les constantes mathématiques. En fait, c’était tricoté un peu trop à la manière «acquisitions de connaissances», je n’avais alors que 28 ans. Heureusement, je ne l’ai pas écrit à ce moment-là, ça n’aurait pas pu être bon, je n’avais pas assez de bagage.

La structure du récit me parle beaucoup, j’adore les histoires qui ne sont pas linéaires, et en voilà une. Est-ce que tous ces petits détails étaient prévus dans l’intrigue initiale?
Cela n’est pas calculé, c’est juste senti. L’idée initiale était claire: cet enfant passerait dans un autre monde et il devrait en ressortir, c’est tout. Un peu comme Alice au pays des merveilles, qui arrive dans un monde inconnu, où elle remet en question tous les comportements si étranges des personnages qu’elle rencontre. Pour Pierre, c’est un peu pareil, il assiste à la vie quotidienne d’une société X pendant 3 semaines…
J’ai sûrement le subconscient très fort [rires!]. C’est ce que j’appelle ma richesse de réserve. Un moment donné, sans que je sache vraiment ce qui m’habite, les idées ressortent, elles rebondissent, elles arrivent juste à point. J’écris bizarrement, un peu en vrac. L’ange en est un bon exemple. Je l’ai intégré seulement dans le tome 3, ce qui m’a obligée à retravailler les deux premiers tomes pour rééquilibrer l’ensemble. C’est un peu comme faire une fresque, on travaille un détail qui s’inscrit dans l’idée d’un tout homogène, il faut voir partout en même temps.

Si je comprends bien, il n’y a pas de plan préétabli?
Oui et non, surtout une idée générale, rien de très formel. Au départ, je prévoyais cinq tomes. Au bout d’un an, j’ai changé d’idée. J’avais peur de m’essouffler, de diluer le tout. La structure ne doit pas devenir prétexte au contenu. Je ne voulais pas faire une longue saga qui n’en finit plus. J’ai finalement opté pour une trilogie.
C’est mon premier jet qui me sert de plan. J’écris par couches, un peu partout en même temps. Je commence par, puis je travaille tout en même temps, un peu comme une construction par petites boîtes successives. Il y a parfois des terrains vides qui s’infiltrent au hasard de l’écriture sans que je m’en rende compte, sans que je me souvienne pourquoi j’avais laissé ce moment-là en plan. Par exemple, j’ai réalisé soudain un vide d’une heure dans la vie de Pierre, et je ne me souvenais plus ce que je voulais en faire, un an auparavant! J’ai donc réutilisé cet espace, qui m’a permis de relier des fils avec un autre événement qui a une relation directe avec la solution finale. Une connexion qui prendra toute son ampleur 200 pages plus tard!

Donc, vous n’avez pas d’abord terminé le tome 1 pour passer aux autres successivement?
Non. Il fallait que les trois tomes soient finis avant la publication. Comme je touche à tout en même temps, je dois garder la possibilité d’ajouter de la cohérence à l’ensemble en cours de route. Ce serait trop triste de ne pas pouvoir ajuster le premier tome parce qu’une bonne idée n’est arrivée seulement qu’au deuxième. Alors, je fais le premier, puis le deuxième, puis je reviens au premier et c’est là que, tout à coup, je réserve des passages pour le troisième, et ainsi de suite. Finalement, tout ce va-et-vient a duré quatre ans! Il faut se donner du temps, se donner la distance nécessaire pour pouvoir relire avec une intelligence plus consciente. Je me suis fait une idée de ce que seraient le tome 1, puis le 2, puis je développe le tout un peu en arborescence.

C’est incroyable, le travail de finition qu’exige la construction d’un tel roman!
Oui, mais surtout, il fallait rendre cohérente et crédible une société que j’ai créée de toutes pièces. Tout mon imaginaire devait prendre assise sur une recherche approfondie et une certaine rigueur. La structure sociale, la mécanique de ce pays, ses anciens rapports avec les autres mondes, je dois les connaître, les construire, même s’ils ne sont pas révélés. Je devais m’inventer une histoire, construire l’identité d’un peuple. Je me suis raconté des histoires pour expliquer qui est ce personnage si marquant, Morbanville, dans l’histoire de ce peuple. Il faut que ça se tienne, même si ce doit être transparent pour les lecteurs du roman. Il faut manoeuvrer serré pour ne pas faire face à des surprises incontrôlables.

Est-ce que d’autres recherches se sont imposées en cours de route?
Nécessairement: par exemple, j’ai soudainement éprouvé le besoin d’intégrer des éléments qui m’ont toujours interpellée, comme le «scrupule». Je me souviens que, derrière nos cahiers d’école, il y avait des poids et mesures où figurait le scrupule, une unité de mesure aujourd’hui désuète, qui pèse en fait un vingtième de gramme. En latin, «scrupule» veut dire «tout petit caillou», puis à l’usage il est devenu le petit caillou qui gène dans la chaussure et puis enfin, par extension, la petite crotte sur le cœur, la petite affaire qui dérange: le scrupule. L’étymologie me fascine et uniquement à cause de cela, il fallait que je trouve une place pour une personne qui avait des scrupules. Le contenant et le contenu se fondent ensemble, c’est plein de choses comme ça, ce sont les petites boîtes successives dont je vous parlais avant. On peut les ouvrir ou pas. Ça ne dérange absolument pas la lecture si la plupart des gens ne réaliseront pas que Attina Niqué, c’est en fait la grande Athéna de la Victoire, simplement par associations étymologiques.

Oui, parlons de vos personnages justement, même ceux qui sont secondaires. D’ailleurs, on hésite à les désigner comme tel, tant ils ajoutent à la crédibilité de l’ensemble! Ils sont denses, on a le goût d’en savoir plus à propos d’eux: je pense à Romaine et à son mari perdu, aux jeunes amis de Pierre, mais surtout à l’ange…
Évidemment, Pierre est le personnage principal, mais tous les personnages secondaires sont importants. Ils ne sont pas seulement des figurants, ils ont tous une fonction, ils sont tous un passé, une histoire personnelle. D’une certaine façon, la ligne dramatique du récit passe par eux aussi. J’ai tout mis dans ce livre-là, je fais des références un peu partout, de tout ce que j’ai fait, de tout ce que j’ai accumulé. J’ai même repris plusieurs de mes personnages. L’ange est arrivé tard: il vient de Clara Vic, l’héroïne de La Vraie histoire du chien de Clara Vic. En fait, il est arrivé en cours d’écriture du tome 3. Je rêvais de mettre un personnage qui ne servirait à rien, ou à si peu.

Il y a aussi tous ces petits moments sublimes où vos personnages nous offrent des espaces beaucoup plus vastes qu’eux-mêmes, philosophiques. Par exemple, lorsque Julius parle de l’infinitude de la mer et que Pierre se fâche un peu en répliquant que le ciel aussi est sans fin. Ce sont des moments de pause pour le lecteur, où l’on savoure l’instant d’une réflexion qui n’a plus rien à voir avec l’histoire du livre et qui nous y ramène en même temps parce que, justement, on y recherche un lien. Ça rend la lecture plus attentive et plus réconfortante aussi.
Oui, et plein de petits détails plus concrets aussi, très importants, où Pierre commence à réaliser qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce monde. Ses réflexions servent aussi à faire bouger tout le monde autour de lui. Julius va poursuivre sa réflexion, il va même remettre en question tous ses repères, même Zénon le facteur va se demander à quoi ça sert d’être facteur. Il y a plusieurs petites choses aussi qui n’ont pas d’incidence directe dans l’histoire, mais c’était essentiel qu’elles y soient. Les imperméables rouges fournis par l’État, c’est un de ces petits moments anodins, un petit détail qui fait réfléchir à nos comportements sociaux. Ce ne sont pas des critiques acides de la société, même si le monde de l’éducation y goûte un peu avec cette histoire d’uniformisation du savoir. Ce ne sont jamais que des détails, des passages, jamais longs, juste des petits clins d’œil qui révèlent un peu nos propres travers de société. Pierre s’emballe pour les qualités de cette société qu’il découvre, il revendique la liberté pour l’école, parce qu’il aimerait bien pouvoir le faire dans son propre monde, qui est aussi le nôtre.
Évidemment, on n’écrit pas pour sauver les enfants, mais on a envie de passer quelque chose à quelqu’un. Alors, sans se prendre pour le sauveur de l’humanité, c’est vrai qu’on veut toucher les lecteurs, surtout les enfants. J’aime l’idée que je les apaise parfois.

Merci

Bibliographie :
La Ville sans nom, Boréal, 352 p., 14,95$

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