Benjamin Lacombe est né en 1982 à Paris. Sans même avoir entamé la quarantaine, il peut se targuer d’avoir derrière lui une œuvre publiée d’une immense qualité, d’avoir développé un style qui lui est unique et une réputation internationale à rendre tout le monde jaloux. Avec plus de deux millions d’exemplaires de ses livres vendus à travers le monde, Benjamin Lacombe est passé maître dans l’art de rendre l’étrange intéressant, de faire paraître la noirceur invitante et de se réapproprier le style baroque. Alors qu’il publie cette saison Bambi et Esprits et créatures du Japon, sa touche fantastique continue de revigorer le milieu des livres illustrés.

Vous êtes maintenant directeur d’une collection de « contes illustrés » chez Albin Michel [voir aussi cet article à ce sujet]. Qu’est-ce qui vous passionne, au-delà du côté illustration, dans l’objet qu’est le livre? Comment sont choisis les « classiques » qui seront illustrés?
Je suis un vrai amoureux des livres. Depuis toujours, je suis né dedans. Ma mère lisait beaucoup et les livres étaient tout autour de nous, les enfants. L’objet-livre m’a très vite fasciné. Ses illustrations bien sûr, mais l’objet en lui-même également : son carton de couverture, les typographies, les fers, les mille et une variations pour présenter une histoire et amener le lecteur à s’y plonger.

C’est ce qui est d’ailleurs à l’origine de la création de ces collections pour moi : aider à faire naître des livres différents. Des livres qui me surprendront et dont je suis le premier lecteur. Le choix des classiques se fait d’ailleurs comme ça : c’est avant tout animé par l’envie des auteurs que je contacte.

Illustration tirée d’Esprits et créatures du Japon : © Éditions Soleil, 2020 – Benjamin Lacombe

Vous avez illustré Bambi, un texte signé Felix Salten dont la teneur dénonciatrice a disparu au fil des ans, au détriment de son adaptation par Disney. La portée symbolique de l’histoire ressort cette fois avec une grande puissance : comme on le découvre dans la préface de votre livre, les clins d’œil à la montée du nazisme et à la ségrégation sont nombreux. Parlez-moi de votre rapport au texte, de ce qu’il vous a inspiré en matière d’images, de techniques et de choix éditoriaux.
La première fois que j’ai découvert Bambi, c’était bien entendu comme tout le monde à travers le film de Disney. Un souvenir très fort lié à la perte de la mère dans le film, qui a ensuite animé bon nombre de mes peurs d’enfant. Le texte, je l’ai découvert bien plus tard, il y a seulement quelques années lorsque je cherchais un livre pour parler du mal absolu de l’antisémitisme. Un mal qui ressurgit toujours, sous une autre forme, ou de biais, comme les mille dangers de la forêt de Felix Salten. On ne peut que constater les résurgences ces dernières années de l’antisémitisme et du racisme (envers les migrants par exemple), des replis identitaires ou nationalistes. C’est un phénomène mondial, malheureusement. Le fait que l’histoire de Bambi puisse être lue comme une évocation de la condition des juifs d’alors en Europe me touche profondément et résonne encore au présent. Tout est dit sans être assené. Le livre est avant tout un livre de sensations. On ressent ce que c’est que d’être une figure opprimée pour sa naissance. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je dédie ce livre « à toutes celles et à tous ceux qui ont dû fuir, aux exilé(e)s, aux pourchassé(e)s ».

Tout l’objet de l’illustration et de la création de l’objet-livre a été précisément de restituer au mieux cette infinité de sensations évoquées dans le texte. Pour cela, j’ai utilisé de nouvelles voies graphiques : des images syncopées au fusain, des pages ajourées et pliées faisant danser les lumières et craquer le papier.

Techniquement, j’ai travaillé la gouache et l’huile pour des images dans lesquelles j’ai voulu qu’on se perde dans les détails qui disent si bien la richesse foisonnante de la nature, le jeu des saisons et de la lumière. Avant que la main, brusquement, tourne les pages au fusain, où le dessin esquisse l’impression de vitesse, d’urgence, de fuite, de peur face au danger. Mon Bambi est l’animal des bois qui est chassé, qui doit trouver sa place avec sa fragilité et qui s’imposera par sa splendeur et sa majesté. Il change beaucoup au travers du livre, passe par différents âges, et même différentes attitudes, de façon de se tenir. Il va peu à peu redresser la tête, croire en lui.

Illustration tirée de L’étonnante famille Appenzell (Margot) : © Benjamin Lacombe

Les contes macabres, L’étonnante famille Appenzell, L’ombre du Golem : voilà quelques exemples parmi d’autres ouvrages que vous avez illustrés et qui ont une forte teneur sombre, inquiétante. Qu’aimez-vous dans ce genre d’ambiance et de thématique?
L’ombre est le meilleur moyen de mettre en valeur la lumière. Je pense justement que ces univers sombres ne sont pas dénués d’une belle part de lumière en contrepoint. Je déteste les univers lisses, de petits lapins mignons évoluant dans un univers coloré et constamment baigné de lumière. Je pense que c’est dans la variété et la diversité qu’on fait les plus grandes œuvres. Il faut de l’ombre, des sentiments forts, des moments plus difficiles pour que précisément les moments heureux aient plus de valeur.

Qu’est-ce qui vous attire dans les fantômes et les yōkai issus de la culture nipponne, au point d’y consacrer deux ouvrages, soient les récents Esprits et créatures du Japon et Histoires de fantômes du Japon?
Je fais partie de cette génération qui est née avec l’apparition des mangas en France et des animés à la télévision. Cette culture a fait partie de la mienne et une fascination est née, c’est vrai. J’en viens presque à m’empêcher de faire trop de livres consacrés à cette culture. J’ai attendu six ans entre Madame Butterfly (Albin Michel Jeunesse) et Histoires de fantômes du Japon (textes de Lafcadio Hearn, Soleil/collection Métamorphose) précisément dans l’idée d’explorer et de montrer une variété d’univers et de cultures.

Illustration tirée de Bambi (Albin Michel) : © Benjamin Lacombe

La nature de votre œuvre — des sujets complexes comme dans Les amants papillons; sulfureux comme dans Marie-Antoinette : Carnet secret d’une reine; ou qui demandent une certaine maturité comme dans Madame Butterfly ou Notre Dame de Paris — nous porte à croire que votre public est principalement constitué d’adultes. Est-ce bien le cas? L’appréciez-vous?
Je ne pense pas que mon public ne soit constitué que d’adultes ou majoritairement d’adultes. Il y a beaucoup d’enfants, mais les livres que vous venez de citer (en dehors des Amants papillons) ne leur sont pas destinés. Ceux-là sont destinés à un public à partir de l’adolescence, les thématiques évoquées et la complexité de la langue et des objets ne permettent pas aux jeunes enfants de les apprécier (enfin, cela dépend beaucoup des parents, en réalité). En revanche, j’ai bien d’autres livres plus accessibles, comme ma récente série Charlock (textes de Sébastien Perez, Flammarion) ou des albums comme La mélodie des tuyaux, Cerise griotte (Seuil Jeunesse) ou Le magicien d’Oz (textes de Sébastien Perez, Albin Michel Jeunesse). Par ailleurs, je fais partie de ces gens qui pensent que les enfants sont capables de bien plus de clairvoyance et de compréhension de sujets complexes que ce que les adultes s’imaginent d’eux! Jamais je ne m’adresserais à des enfants en les considérant comme un public moins intelligent.

Vous avez fait plusieurs projets en collaboration avec Sébastien Perez (Frida, L’herbier des fées, Le magicien d’Oz, Facéties de chats et bien d’autres). Parlez-moi de votre union artistique : qu’est-ce qui fait que ça fonctionne si bien entre vous?
C’est réellement une collaboration intéressante, à la fois symbiotique et se nourrissant de nos différences. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous continuons à travailler ensemble et sur tant de projets après toutes ces années! Notre premier livre ensemble remonte à 2007!

C’est clairement mon auteur favori, celui qui comprend le mieux mon univers et qui m’oblige aussi parfois à le renouveler, à m’aventurer dans des chemins que je n’aurais jamais imaginés. Des livres comme L’herbier des fées (textes de Benjamin Lacombe et Sébastien Perez, Albin Michel Jeunesse), Les super-héros détestent les artichauts (textes de Sébastien Perez, Albin Michel Jeunesse) ou les Charlock (textes de Sébastien Perez, Flammarion), je ne les aurais jamais abordés sans lui! Et certains font partie de mes livres préférés maintenant.

Vous êtes le modèle de bien des illustrateurs qui lancent leur carrière, voire qui sont déjà dans le milieu de l’illustration. Mais vous, qui sont vos mentors, qui vous stimulent particulièrement artistiquement?
Il y a bien de grands illustrateurs dont j’admire le parcours et surtout la qualité de leurs œuvres. Je peux penser à des artistes comme Edward Gorey, Lisbeth Zwerger, Arthur Rackham, Gustave Doré, Maurice Sendak, etc. Mais je dois avouer que ce qui m’inspire le plus, ce sont précisément des disciplines extérieures à la mienne : la peinture, la photo, le cinéma et, plus largement, la vie et les gens qui m’entourent.

Vous avez étudié à l’École nationale des arts décoratifs de Paris. Quelle est la chose la plus importante pour votre carrière que vous y avez apprise?
De constamment remettre les choses à plat pour chaque projet, apporter un regard neuf et tenter d’y répondre de la façon la plus intelligente. Il n’y a rien de pire que la pensée toute faite!

Illustration tirée de Bambi (Albin Michel) : © Benjamin Lacombe

 

Photo de Benjamin Lacombe : © Alyz

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