Yasmina Khadra: Mathématiques de l’humanité

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Yasmina Khadra nous a habitués à des histoires dures. Campés dans son Algérie natale d'abord, puis un peu partout au Moyen-Orient et en Asie centrale (notamment avec sa trilogie du «Grand Malentendu»), ses récits nous ont fait découvrir l'intériorité du quotidien d'une humanité moins connue ici. À cette humanité, il insuffle sentiments, rêves et souvenirs. La lecture d'une oeuvre de Khadra aide à comprendre davantage le contexte, les raisons qui poussent certains à commettre l'irréparable. C'est certainement à cela, à cette tentative constante de montrer l'humain, le «civilisé» dans ce que l'on qualifie trop aisément de «barbare», que Khadra fait oeuvre utile.

Après L’Olympe des infortunes, Khadra souhaite «revenir interroger notre époque si complexe et imprévisible». C’est ainsi qu’il propose, chez Julliard, L’équation africaine. Dans ce roman, un médecin endeuillé se voit forcé de faire un «détour imprévu» en Afrique orientale, un voyage qui changera sa vie à jamais. À travers les yeux de Kurt Krausmann, médecin généraliste de Francfort, la misère (et paradoxalement, la richesse) de l’Afrique n’est que plus poignante. Quel est l’impact d’un tel dénuement, chez celui qui ne l’a jamais connu? Quel choc représente cette barbarie pour quelqu’un comme lui, qui vit dans un univers dit civilisé? Mais aussi, comment comprendre les taux de suicide effarants des sociétés occidentales, alors que tant d’êtres luttent pour survivre?

Affronter le deuil
L’équation africaine est propulsé par l’énergie du deuil. D’abord celui d’un être aimé. Ensuite, celui d’une vie dont le cours est altéré de façon radicale. Enfin, le deuil des illusions, qui constituent ce que l’on croit être la réalité: «Entre ce que nous croyons être et ce que nous voulons être, nous sommes notre propre égarement», se livre l’auteur. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce sentiment prenne autant de place: «C’est surtout le combat titanesque de ma petite soeur contre la mort qui m’a inspiré mon roman. Les médecins lui avaient donné trois mois à vivre. Elle s’est battue dix-huit mois avec une vaillance et une longanimité quasi surnaturelles.»

Ce roman de l’auteur algérien naît du contraste entre les extrêmes: d’une part, cette lutte désespérée pour la vie et, d’autre part, cette série de suicides qui a frappé France Télécom». Ce livre, qu’il qualifie lui-même «d’escale au coeur de l’actualité, un arrêt sur image pour essayer de comprendre notre époque», s’attarde d’ailleurs sur une région méconnue, mais dont on entend souvent parler, la Corne de l’Afrique. Le choix de l’endroit n’est pas fortuit. Pour l’auteur, cette région est importante: «Il faut impérativement sauver cette partie du monde que menace la gangrène de tous les abus». Pour lui, «la misère et l’analphabétisme sont les béquilles de la barbarie», aussi doit-on venir en aide à cette partie du monde si vulnérable. Celle-ci ne peut «sombrer dans la négation d’elle-même», soutient-il.

Mais tout n’est pas sombre là-bas. D’ailleurs, si ça l’était, la difficulté de définir l’Afrique ne serait pas abordée si souvent dans le roman. Que représente-t-elle, justement, pour l’auteur? Est-elle, comme ses personnages la définissent, terre de guerre, terre sainte et terre de splendide résilience? En fait, rien de cela et tout à la fois. Yasmina Khadra considère l’Afrique comme «la terre des hommes et les hommes sont les faiseurs de miracles et les fossoyeurs de leurs rêves».

Figures complémentaires
L’Afrique est aussi lieu d’oppositions. Tout au long du roman, l’Orient fait face à l’Occident, la paix à la guerre, la résilience à l’abandon. Pourtant, selon Khadra, tout cela n’est qu’illusion: «En réalité tout est complémentaire. Comme en tout édifice, il y a des endroits solides et d’autres beaucoup moins, mais ensemble ils se portent et se supportent.» On peut donc voir dans ce livre la grande dureté de la vie pour certains Africains, mais aussi ce courage incroyable, cette résilience à toute épreuve qu’ils doivent démontrer, constamment, afin d’affronter les obstacles qui se dressent devant eux. Barbarie et courage se côtoient, car ils font partie de l’Homme: de l’Occidental comme de l’Africain. Et c’est là le coeur de ce livre. Ces catégories que nous créons, que nous croyons essentielles et qui structurent notre vie, se révèlent souvent, lorsque confrontées au réel, de bien légères constructions. Cette Afrique «barbare» mais portée par un vif désir de survivre en vient, en fait, à donner la leçon à cette Europe «civilisée», mais qui trop souvent tient son confort pour acquis et refuse d’y voir une chance unique. Pour l’auteur, qui dit affectionner tout particulièrement Steinbeck, Gogol, Taha Hossein et Malek Haddad, «les libraires sont les vrais défenseurs du livre», ceux à qui il doit «l’essentiel de son audience». Cependant, pour lui, point de librairie de prédilection. Il est plutôt dans son élément chaque fois qu’il est entouré de livres, tout simplement. Comme bien des gens, s’il entre souvent en librairie avec une idée claire, il se laisse parfois influencer par les libraires, parce que «chaque livre est un chemin qui mène quelque part».

Comme le dit le grand-père d’un des personnages de L’équation africaine, la littérature, c’est «trouver une histoire à chaque chose et faire en sorte qu’elle suscite l’intérêt». C’est ainsi que d’un deuil naît une odyssée à travers l’Afrique, qui, d’abord, éloigne Kurt Krausmann de sa vie, puis le ramène vers une version plus authentique de celleci. Khadra prouve une fois de plus que «notre richesse est dans notre diversité, mais nous avons choisi de faire de nos différences des différends». Il nous rappelle qu’il est parfois essentiel de confronter nos certitudes afin d’y reconnaître les ersatz de réalité qu’elles sont trop souvent. Plus simplement, Khadra possède ce don de nous présenter l’Autre et nous amène ainsi à comprendre que malgré toutes nos différences, nous sommes tous, au moins, humains.

Bibliographie :
L’ÉQUATION AFRICAINE, Yasmina Khadra, Julliard, 328 p. | 29,95$

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